Celles et ceux qui ont eu le privilège de lire mon essai
auront remarqué que la question du temps y est abordée à plusieurs reprises,
aussi bien dans le « Conte cosmique » par lequel commence le livre, que
dans le chapitre consacré au bien-être, et naturellement dans deux parties du
dernier chapitre où il est précisément question du « temps retrouvé »
et des retraites.
Les évènements que nous vivons, décidément très inspirants, m’amènent sans surprise à revenir sur ce sujet central de nos existences. Mais je voudrais auparavant, respectant en cela les habitudes prises depuis quelques semaines, vous donner à lire ou à relire un extrait du « temps retrouvé » :
Quoi de plus immatériel que cette notion ? Le
temps n’a ni couleur, ni odeur, ni forme, il est totalement impalpable, mais il
est omniprésent ; nul endroit où aller pour y échapper. Nous sommes
immergés dans le temps tout comme nous le sommes dans l’espace, cette autre
abstraction qui ne peut se concevoir que par rapport à la matière et aux objets
qui y sont présents. Pour un astronaute en apesanteur qui fermerait les yeux au
cours d’une sortie extra véhiculaire, la notion d’espace deviendrait une pure
abstraction. Comme pour le temps, où que nous allions, l’espace de l’Univers
tout entier reste autour de nous, sans limites, sans frontières. Ainsi,
l’espace et le temps nous défient constamment parce qu’ils sont l’un et l’autre
infinis, mais nous sommes condamnés à ne parcourir qu’une portion infime de
l’un et l’autre au cours de nos vies. C’est pourquoi nous avons soif d’explorer
des espaces de plus en plus grands et de bénéficier d’une part de temps la plus
longue possible, mais nos vies resteront des éclairs de temps pendant lesquels
nous ne ferons que des sauts de puce ! Pas étonnant alors que nous ayons
une perception aussi aiguë de l’importance de ce temps abstrait et que nous
ayons cherché depuis des millénaires à en donner des représentations concrètes
et de le mesurer, représentations visuelles avec les calendriers, les cadrans
solaires, les horloges et les montres, ou sonores avec les cloches de nos
églises et autres carillons.
Autant dire que notre temps, c’est-à-dire celui de notre
vie, revêt une importance primordiale devant tout autre considération. Que serait
notre vie si nous en disposions à volonté et si nous avions entière liberté de
l’employer à notre guise ? Les conséquences sur nos vies induites par l’irruption
du sinistre Covid-19 nous forcent à réfléchir sur la manière dont nous
pourrions utiliser notre si précieux temps dans un autre monde, pas celui d’une
société focalisée sur la productivité, l’efficacité, le profit et la
consommation à outrance et qui nous impose de vivre constamment avec l’œil sur
la montre, pas celui non plus du confinement forcé de millions de gens qui
semblent désemparés devant cette situation inédite qui leur laisse soudainement
plein de temps disponible et dont certains ne savent quoi faire ! Non, l’autre
monde ne serait ni l’une, ni l’autre de ces deux situations ; d’ailleurs,
n’est-il pas étrange que la plus grande part du bénéfice que l’on pourrait
tirer de tout ce temps libre soit compromise par l’obligation de rester confiné
chez soi, autrement dit que ce temps « libre » ressemble étrangement
à celui dont « bénéficient » les pensionnaires de Fleury-Mérogis ?
Pourtant, malgré le confinement, cette manne de temps qui
se comptera en semaines, voire en mois, va peut-être conduire nombre d’entre nous
à s’interroger sur la manière dont nous « consommons » notre temps de
vie. Quelles sont les proportions de temps que nous aimerions pouvoir accorder
aux activités professionnelles, domestiques, sportives, associatives, mais
aussi la part qui pourrait être consacrée au développement et au maintien de relations
familiales harmonieuses ? Sans aucun doute, il y aura autant de réponses
différentes que de situations individuelles. Mais il est également hautement
probable que les personnes qui ont trouvé un équilibre satisfaisant entre ces activités
soient très peu nombreuses. Prenons un seul exemple : des centaines de millions
de personnes par le monde peuvent passer chaque jour deux heures ou plus dans
leurs trajets domicile-travail ; combien d’entre elles apprécient ce temps
perdu dans des transports en commun inconfortables ou dans les embouteillages ?
J’ai personnellement connu cette situation pendant de longues années, mais j’ai
également eu la chance de pouvoir expérimenter le confort extrême d’un trajet
domicile-travail que je pouvais parcourir à pied en moins de quinze minutes et
de vivre ainsi pendant plus de cinq ans sans voiture ! Tout ce temps retrouvé
s’est traduit par une amélioration sensible de ma qualité de vie, avec moins de
fatigue et de stress, et la liberté incomparable de n’avoir à compter sur rien,
ni personne d’autre que moi-même pour aller et venir au quotidien.
L’un des facteurs les plus emblématiques du progrès humain
a résidé en effet dans l’augmentation constante du temps libre au cours du
siècle dernier. Toutefois, il ne suffit pas de libérer du temps, il faut aussi
avoir réfléchi à ce que l’on peut en faire. Les situations dans lesquelles
cette impréparation se manifeste sont nombreuses.
Il y a bien sûr cette vague de temps libre très insolite
qu’expérimentent les confinés du Codiv-19 et qui leur impose de trouver en
urgence de nouveaux emplois du temps ; paradoxalement, ces circonstances
montrent que les plus défavorisés aux conditions de logement exiguës et
inconfortables ne peuvent même pas bénéficier de ce qui est pour les autres une
opportunité de réinventer une vie privée plus intense ; bien au contraire,
ce « cadeau » de temps est vécu par les gens les plus modestes comme
une nouvelle source de tensions pouvant conduire à des violences au sein de leur
famille. Le progrès associé à l’augmentation du temps libre ne peut donc se
réaliser pleinement que s’il s’accompagne d’une élévation du niveau de vie pour
tous.
Dans un contexte très différent, on se rappellera que les
congés payés accordés par le Front populaire en 1936 ont représenté pour leurs
bénéficiaires une situation sans précédent à laquelle ils n’étaient pas
préparés. L’utilisation de ces deux semaines de liberté se fera dans l’improvisation
la première année, mais dès 1937, les nouveaux vacanciers commenceront à s’organiser,
certains prévoyant un petit budget pour aller par exemple à la mer ou à la
montagne. Espérons que le Covid-19 et ses avatars ne s’installeront pas aussi
durablement que les congés payés !
Enfin, un dernier exemple illustrant le manque de préparation
de certaines personnes qui se retrouvent soudain avec une disponibilité totale
de leur temps du jour où elles entament leur retraite professionnelle. Là
encore, le progrès humain rendu possible par ce temps libre ne peut porter tous
ses fruits que s’il est associé à un projet qui donne un sens particulier à
cette nouvelle étape de la vie.
Pour conclure ce long billet, réaffirmons que notre séjour
sur la maison Terre est court ; nous devons donc veiller constamment à ce
que l’on fait de notre temps et à ce qu’en font certains qui cherchent parfois
à nous le voler ou nous incitent à le gaspiller…
Bertrand