Baby-Boomers

Je ne suis pas totalement sûr des conclusions qu’il faudrait tirer de ce que je vais écrire dans cette nouvelle réflexion qui ne peut s’appuyer sur des données statistiques que je ne possède pas et que je ne prendrai pas le temps de chercher et d’analyser. Mon propos va donc s’appuyer exclusivement sur des souvenirs personnels, mon expérience propre et les comportements de personnes de mon entourage.

Le problème qui occupe mon esprit depuis quelques jours plus que de coutume concerne les discours mille fois entendus sur la responsabilité supposée de la génération née après-guerre dans l’émergence des problèmes auxquels nous sommes aujourd’hui confrontés. Au cours de la période 1946-1964, dite des Baby-boomers, la fécondité en France avait atteint des niveaux records, dépassant 3 enfants en moyenne par femme en 1948 (contre 1,79 en 2020), d’où l’utilisation de cette expression anglaise. Notons à l’occasion que ce phénomène s’est également produit à l’issue de la Première Guerre mondiale, son côté spectaculaire sur les graphiques étant accentué par le fait que pendant les années de guerre, la fécondité s’était effondrée avant d’effectuer une remontée brutale une fois la paix revenue.

Mais qu’en est-il de la responsabilité des Baby-boomers dans nos difficultés actuelles ? Certains discours n’hésitent pas à citer pêle-mêle la croissance insoutenable de l’économie et l’épuisement des ressources naturelles à laquelle cela conduit, la consommation effrénée de biens et services, le productivisme, la dette qui sera laissée aux générations futures, le chômage associé à la précarité, les inégalités d’un niveau … inégalé, le financement des retraites et bien sûr le dérèglement climatique ! 

Je ne doute pas un instant que de nombreux spécialistes se soient livrés à de savantes recherches sur ce thème récurrent et j’invite ceux qui le peuvent et le souhaitent à indiquer sur ce blog des sources qui permettraient à mes lecteurs et moi-même de se forger un jugement équilibré sur le sujet. Pour ma part, je vais seulement exprimer ici mon ressenti en espérant qu’il pourra aussi contribuer à faire la part des choses. 

Comme je ne veux pas refaire tout un pan de notre histoire, ni écrire ma biographie qui n’intéresserait d’ailleurs pas grand monde, je vous propose une série chronologique d’aperçus qui, mis bout à bout, devraient, je l’espère, illustrer ce qu’a pu être la vie de ceux qui sont nés dans les années 50 ou un peu avant, ce qui est mon cas. Je tiens à souligner que mon témoignage ne saurait à lui seul être représentatif des conditions de vie qui prévalaient à cette époque. Toutefois, nombreux sont les représentants de cette génération à avoir connu le cadre de vie qui est évoqué. Il conviendra néanmoins de distinguer les deux groupes humains que sont les gens des villes et les gens des campagnes : les premiers étaient évidemment « en avance » sur les seconds en termes de confort, de conditions de travail ou de loisirs, même si les ouvriers des usines n’avaient pas grand-chose à envier aux travailleurs de la terre qui étaient encore très nombreux.

Nous sommes en 1955 dans un petit village du Berry. 

J’ai six ans. Les rues de mon village sont en chantier : partout des ouvriers s’affairent à ouvrir des tranchées pour y déposer de gros tuyaux. Bientôt, finies les corvées d’eau entre le puits qui se trouve au centre du bourg et la maison, fort heureusement assez proche. Bientôt, il y aura un robinet au-dessus de l’évier de la cuisine, un endroit où l’on prépare et prend ses repas, mais aussi où l’on fait bouillir la lessive, repasse le linge et fait sa toilette, bref, un lieu où se concentre l’essentiel de la vie du foyer. Bientôt enfin, les aller-retours épuisants au lavoir avec une brouette chargée de linge vont s’interrompre, l’eau du robinet permettant d’effectuer brossage et rinçage à la maison.

J’ai sept ans. Au pied de l’escalier qui mène à l’étage où se trouvent les chambres, le téléphone sonne de temps en temps et me réveille parfois. Cet équipement avait sans doute son utilité compte tenu des activités diverses de mes parents, à moins qu’ils n’aient été comme ceux qui, au fil des décennies, succomberont par millions à la fascination de la technologie ! Le numéro de téléphone était simple : 4, ce qui indiquait que nous étions le quatrième foyer à avoir installé cet appareil dans le village. Coffre en bois vernis accroché au mur, combiné rutilant, cet objet a conservé toute sa beauté, aux antipodes du plastique éphémère de nos derniers téléphones portables…    

J’ai huit ans. Sur le chemin de l’école, je passe devant un bâtiment en construction. Des maçons italiens taillent des pierres une à une pour la façade des bains-douches municipaux. Chaque fois, je les observe dans leur travail avec intérêt. La mairie a décidé qu’une fois par semaine les enseignants des deux classes du village pourraient conduire les élèves à ce nouvel établissement pour y prendre une douche gratuitement. Pour tous les enfants ou presque, ce sera une découverte, même si les parents les plus aisés commencent à doter leur maison d’une salle de bain depuis l’arrivée de l’adduction d’eau. Dans cet endroit précurseur de l’hygiène corporelle moderne, le garde-champêtre, maître des lieux, fera régner la discipline !

J’ai neuf ans. Mon frère de sept ans plus âgé que moi sort de notre lit au petit matin de cette fin d’automne. Il fait encore noir et froid dans la chambre car il a gelé cette nuit et au lever du jour, je gratterai avec mon ongle les grands feuillages de givre sur les vitres de la fenêtre. Mais sous la couverture, l’édredon et le couvre-pieds, il fait chaud. Avant de m’être moi-même levé pour partir à l’école, mon frère sera déjà au milieu du vacarme et de la poussière que produit la batteuse au fur et à mesure qu’elle avale les gerbes de blé, d’orge ou d’avoine. Est-il sur la meule ou dans une grange en train de déposer une à une les gerbes sur le convoyeur qui les amène sur la batteuse où elles seront saisies par un autre ouvrier qui les délie et les fait glisser dans le batteur, ou bien enfile-t-il les fils de fer dans les aiguilles métalliques de la grosse presse qui crache lentement de lourdes bottes de paille ? La nouveauté, c’est ce gros camion qui a déposé une benne près de la batteuse : le grain n’a plus besoin d’être récupéré dans des sacs de jute d’un quintal, mais peut se déverser directement dans la grosse benne. Cependant, il faut quand même prendre soin de remplir encore quelques sacs : leur contenu sera utilisé au moment des prochaines semailles. 

J’ai dix ans. J’aime passer du temps dans la petite épicerie que tient ma mère. Je fais là tout ce qui est à ma portée : ranger méticuleusement les marchandises dans les rayons après une livraison, apprendre à peser sur les deux balances Roberval, faire les additions et rendre la monnaie sous contrôle maternel. Derrière les quatre portes du gros réfrigérateur en bois se trouvent les produits laitiers. Les clientes viennent avec leurs pots en verre pour acheter un peu de crème fraîche, un peu de moutarde prélevée dans un grand seau ou un peu de café ; j’aime moudre le café avec l’appareil rustique vissé sur le comptoir à cause du bruit que font les grains de café qui se broient et de l’odeur tellement agréable qui envahit alors le petit magasin. 

J’ai onze ans. Le directeur de l’internat du collège impose une discipline sans concession. Il est par exemple obligatoire d’avoir vidé le contenu de son assiette pour être autorisé à sortir du réfectoire. Nous avons donc des sacs en plastique que nous remplissons discrètement au cours du repas et mettons avec précaution dans nos poches pour ensuite déverser dans les toilettes de la cour ce que nous avons trouvé immangeable. Au dortoir, les conditions ne sont pas meilleures qu’à la maison : chauffage minimal et un grand bac en zinc surmonté d’une rangée de robinets de cuivre pour faire sa toilette à l’eau froide. Pas de douches bien sûr. 

J’ai douze ans. Début des vacances scolaires d’été. Préparations pour la moisson des quelques hectares de céréales qu’exploite mon père: affuter les lames de la moissonneuse-lieuse déjà ancienne fabriquée aux États-Unis et dont les mécanismes ingénieux me fascinent, en particulier le système qui permet de nouer automatiquement chaque gerbe avec de la ficelle de sisal ; installer les toiles qui feront monter les tiges de céréales vers la lieuse, bref, mettre en parfait état de marche cet outil indispensable entraîné par le vieux tracteur Massey-Ferguson. Dans les champs, j’aide au ramassage des gerbes déposées en rangées par la moissonneuse et à faire des tas en forme de croix qui protégerons les épis de la pluie en attendant de les charger dans une remorque accrochée au vieux tracteur ou dans une charrette tirée par un cheval. 

J’ai treize ans. Mes parents et mon grand frère viennent de repartir après m’avoir accompagné dans cette école située à plus de 300km du village natal. On m’a donné un paquetage complet : sous-vêtements, chemise, pantalon, veste, manteau et brodequins cloutés. Me voilà habillé de bleu pour continuer maintenant mes études dans ce coin de Normandie. La discipline est sévère mais on mange correctement et le confort est sans comparaison avec celui de mes deux premières années d’internat. Cela dit, chaque classe ne se rend au bâtiment des douches que deux fois par semaine pour se retrouver en tenue d’Adam dans une grande pièce équipée d’une batterie de pommes de douche au-dessus de nos têtes. 

J’ai quatorze ans. Aux vacances d’été, je découvre une innovation importante à la maison avec l’installation d’un chauffage central alimenté par une nouvelle cuisinière à bois et charbon. Le problème, c’est que le feu s’éteint la nuit et s’il fait un peu moins froid le soir au moment de se coucher, les matins d’hiver, la température redevient vivifiante ! Et chaque matin, il faut donc vider les cendres et rallumer le feu, tâche qui échoit invariablement à ma mère !

J’ai quinze ans. Mes parents m’offrent mon premier vélo, volé six ans plus tard sur un campus universitaire. Grâce à lui, mes deux mois d’été deviennent plus ludiques et je me lance dans une pratique assidue de la Petite Reine, parcourant les routes qui traversent les villages alentours. Ce vélo élargit donc mon horizon jusqu’à m’éloigner à des distances de 50 à 80 km de chez mes parents. Mais toutes les vacances se passent au village, l’idée même de le quitter, ne serait-ce que pour une semaine au bord de la mer ou à la montagne, n’ayant jamais été envisagée un instant par mes parents, comme d’ailleurs par tous les gens de la campagne enchaînés à leurs animaux d’élevage.

J’ai seize ans. Deux jeunes professeurs d’histoire-géographie, nommés ès qualité le temps de leur service militaire, ont proposé d’organiser une présentation-débat sur la constitution de la Vème République. L’évènement doit se dérouler dans le cinéma de l’école. Il y a dans la salle beaucoup d’élèves, mais aussi l’encadrement qui a le privilège de disposer d’une rangée de fauteuils de velours rouge au beau milieu de la salle, tous les autres étant en bois. Au bout d’une demi-heure la situation se tend dans les échanges entre la salle et la scène où sont installés les deux enseignants. Alors que les arguments favorables ou critiques à l’égard de notre encore très nouvelle constitution prennent une tournure de plus en plus politique, le colonel commandant l’école se lève et prend d’autorité la parole pour interrompre prématurément la rencontre…

J’ai dix-huit ans. Entrée en classes préparatoires. A cause de travaux de rénovation des locaux, deux dortoirs d’élèves des classes de mathématiques supérieures ont dû être regroupés ; nous dormirons donc pendant toute l’année scolaire à plus de 70 élèves dans des lits métalliques superposés. La nuit, on entend les craquements du plancher noirci au brou de noix lorsque l’un d’entre nous doit se rendre aux toilettes situées à une extrémité de ce long dortoir. Le bâtiment des douches a été compartimenté sans qu’il soit toutefois possible de régler la température de l’eau laissée à la discrétion d’un employé qui est prié de réagir prestement aux appels sonores qui s’élèvent dans la grande salle quand l’eau est trop froide ! La première émission de télévision couleur est inaugurée le 1er octobre de cette année 1967. 

J’ai dix-neuf ans. Mai 68. Tout se passe à l’extérieur. Nous obtenons de recevoir quelques journaux ; Le Monde nous révèle au jour le jour ce qu’il se passe à Paris et ailleurs. Nous restons sagement confinés dans l’ancien monastère jésuite ; on ne manifeste pas en veston bleu marine à boutons dorés ! 

J’ai vingt-et-un an. Pour la première fois de ma vie, les vacances ne vont pas se passer entièrement au village natal ! En août, nous partons vers la Turquie et la Grèce dans une SIMCA 1000 achetée d’occasion par un camarade de classe prépa. Quatre passagers s’entassent dans cette petite voiture : trois garçons et une fille, ma future épouse. En juillet, nous avons tous les deux travaillé dans un hôpital, elle en cancérologie, moi en psychiatrie. Le maigre salaire que nous avons gagné devra couvrir nos frais de voyage pendant un mois. Les conditions seront spartiates : au pied du mont Olympe, nous dormons dans un camping à la belle étoile. La voiture tombe en panne en Grèce, nous obligeant à effectuer le retour en auto-stop avec un accident assez grave en Yougoslavie. Mais ce premier voyage hors des frontières de l’Hexagone restera inoubliable, avec la première traversée des Alpes et de plusieurs pays, la première découverte de la mer et de ses plages !  

J’ai vingt-quatre ans, marié et père d’un premier enfant. Les séjours au village natal sont désormais de plus en plus courts et de moins en moins fréquents. Le confort de la maison des parents s’est à nouveau amélioré : une chaudière au fuel a été installée dans la cave ; exit la vieille cuisinière dont la place est maintenant occupée par la petite gazinière, laquelle a libéré assez de place pour installer cet équipement de première importance : une machine à laver le linge. Une nouvelle vie a commencé pour ma mère !  

Premier choc pétrolier.  

Les Trente Glorieuses touchent à leur fin. Giscard devient Président de la République en 1974 pour un septennat qui verra des progrès d’ordre sociétal avec la légalisation de l’avortement, mais aussi une progression du chômage qui contribuera sans doute à sa défaite en 1981. Dès lors, l’idéologie ultralibérale des Thatcher et Reagan va conduire au saccage de la planète. A la fin des années 80, les idéologues de l’École de Chicago considèrent que la messe est dite : l’Histoire est finie, il n’y a plus d’alternative au pouvoir des marchés et de la finance. Circulez, il n’y a rien à voir!

Mais quels enseignements faudrait-il tirer des aperçus que j’ai donnés sur la jeunesse d’un Boomer très particulier ? 

D’abord, personne ne pourra contester que le bilan environnemental de cette jeunesse-là constituerait aujourd’hui une performance hors de portée en termes d’économies d’énergie et de frugalité dans les habitudes de consommation ! Si ce mode de vie avait perduré, la question du réchauffement climatique ne serait pas à l’ordre du jour, pas plus que l’épuisement des ressources naturelles. Quant aux concepts tels que l’écologie et la protection de l’environnement, ils émergeaient très timidement dans la société et le monde politique avec, en 1974, la présence de René Dumont comme premier candidat écologique à une élection présidentielle sous la Vème République. 

La biographie en pointillés que j’ai fournie montre néanmoins qu’entre le début des années cinquante et le début des années soixante-dix, des améliorations des conditions de travail et du confort domestique étaient apparues : le camion qui déposait une grande benne pour recueillir le grain évitait le portage de lourds sacs, l’adduction d’eau, le chauffage central et le lave-linge rendaient la vie plus agréable et allégeaient considérablement les tâches ménagères. Mais chaque amélioration enregistrée conduisait aussi à mobiliser plus de matières premières et plus d’énergies fossiles. 

Pouvions-nous alors imaginer un instant qu’une fois les besoins essentiels satisfaits, la société marquerait le pas et ne ferait évoluer que très lentement les équipements et infrastructures existants, ou introduirait peu de nouveaux produits à l’utilité plus marginale ? 

Cette hypothèse était évidemment des plus improbables compte tenu des puissants facteurs qui poussaient à la fuite en avant engagée depuis un demi-siècle, sachant que les Européens dans leur ensemble ont subi de surcroît l’influence des Nord-Américains dont le mode de vie dans les années de l’après-guerre était déjà largement marqué par un recours massif aux innovations technologiques et à une consommation d’énergie sans limite. Les facteurs auxquels je pense sont de trois ordres :

  1. Les progrès techniques obtenus dans de nombreux domaines, dont certains étaient des retombées des programmes de recherche et développement sans précédent qu’avait demandé la conduite de la guerre contre l’Allemagne et le Japon. Citons par exemple les avancées fantastiques accomplies dans le secteur de l’aviation militaire, ce qui permettra au transport aérien civil de se développer très rapidement. Tous les sauts technologiques obtenus en quelques années iront désormais irriguer de nombreux secteurs de l’industrie des biens d’équipements. Il est certain que le Plan Marshall a également contribué à accélérer l’introduction de la « mécanisation » d’un grand nombre d’activités au sein de l’Europe occidentale dans les années cinquante. 
  2. La nécessité pour le monde capitaliste d’assurer une croissance continue de la production et des profits ; aux États-Unis, il fallait bien compenser l’effondrement du haut niveau des activités liées à l’effort de guerre une fois la paix revenue. J’ai souligné dans NEMESIS comment le monde marchand fera ensuite preuve d’inventivité pour que la production et les ventes se maintiennent à un niveau élevé malgré un taux d’équipement des ménages couvrant largement les besoins essentiels ou de plus en plus accessoires, l’ultime trouvaille étant l’obsolescence programmée. 
  3. Le faible prix de l’énergie qui permettait à la fois de mécaniser les moyens de production aussi bien dans l’agriculture que dans l’industrie, d’utiliser sans restriction le pétrole pour améliorer les performances des moyens de transport et de proposer aux ménages toute une série d’équipements améliorant leur confort, mais consommant de plus en plus d’électricité et d’énergies fossiles.

A ce stade de la réflexion, il semblerait donc que le procès intenté aux Baby Boomers soit quelque peu injuste. En effet, les trois facteurs évoqués ci-dessus ne sont pas spécifiques d’une génération, mais d’un contexte historique, scientifique, technologique et capitalistique. Il faut avant tout ne pas se tromper de cible : les orientations majeures prises par les sociétés humaines dans la deuxième moitié du XXème siècle ne sont pas les conséquences d’une volonté partagée des peuples, mais celles d’une minorité de dominants au large éventail générationnel. En effet, que ce soit dans nos démocraties ou dans les systèmes totalitaires, jamais les choix fondamentaux et essentiels pour le bien-être des populations n’ont été mis en débat et encore moins mis aux voix ! 

Cette situation perdure en ce début de XXIème siècle, et ce, malgré le rôle qu’ont pris les réseaux sociaux et les organisations de la société civile. Si l’on s’en tient au seul exemple de la France, a-t-on jamais invité le peuple à débattre et à trancher sur des sujets aussi importants pour notre sécurité et notre bien-être que la nucléarisation massive de notre pays, que le développement d’une agriculture intensive en moyens mécaniques et chimiques, qu’une politique de délocalisation à grande échelle de nos entreprises dans les pays-usines à bas coûts, que l’absence de politique d’aménagement du territoire qui conduit à des transhumances quotidiennes de millions de personnes entre domicile et lieu de travail, qu’une construction européenne incohérente qui met les travailleurs des pays les plus riches de l’Union en compétition avec ceux des pays les plus pauvres, qu’une libéralisation incontrôlée du transport aérien qui conduit à banaliser les voyages en avion, etc. ? 

Bien sûr, ceux qui ne veulent pas renverser la table vous diront que les consommateurs sont responsables de ce qu’ils font et de ce qu’ils consomment. Voilà un argument fort discutable : si ce qui était proposé par les marchands dans la période des Trente Glorieuses correspondait effectivement à la satisfaction de besoins pour plus de confort et de qualité de vie, très vite, l’offre a dérivé vers des produits nouveaux dont l’utilisation avait des effets de plus en plus marginaux sur le confort au quotidien. Les marchands des quatre dernières décennies ont donc réussi à implanter la société du gadget et du produit éphémère ou à usage unique. Au cours de cette période, les gaspillages astronomiques de matières premières et d’énergie ont donc atteint des niveaux insupportables pour l’environnement et les ressources limitées de la planète. 

Et qui a décidé que la civilisation « moderne » devrait être entièrement organisée sur une utilisation à très grande échelle des technologies du numérique pénétrant jusque dans les replis les plus intimes de la vie de chaque citoyen ? Réponse : une poignée d’individus, tous de nationalité étatsunienne, très jeunes pour certains. Aucun roi, aucun empereur, aucun souverain aussi puissant qu’il ait pu être n’avait réussi par le passé à imposer sa vision du monde à la planète entière. Mais il faut noter que la prise de pouvoir par ces quelques individus n’a pas été remise en question par les politiciens adeptes du libéralisme ; bien au contraire, ils ont constamment encouragé ce déluge de technologies numériques, réduisant avec enthousiasme les effectifs des services publics pour transférer aux citoyens des tâches administratives effectuées sur des outils informatiques personnels devenus quasi indispensables ! Tant pis si les TIC consomment autant d’énergie que le transport aérien ; d’ailleurs, s’il est maintenant question de décarboner ce secteur et d’en limiter la croissance, rien de tel avec les TIC ! Voilà un bel exemple de mode de vie qui a été imposé aux habitants de la planète sans que la moindre résistance ait été opposée. 

Dans les années 60, personne n’était obligé d’acheter une voiture, un lave-linge, la télévision, de faire installer une salle de bain ou une ligne téléphonique ; aujourd’hui, quelques illuminés étatsuniens vous obligent sans avoir à vous le dire à posséder un téléphone « intelligent » ou « à la mode » (smart !), et si vous êtes étudiant en ces temps de Covid, à disposer d’un ordinateur portable pour suivre des cours ou passer des examens à distance…  

J’en reste là, car cette longue note devient accablante pour les jeunes générations… pardon, pour celles et ceux d’entre nous qui dominent le monde actuel, ou pour tous à la fois ! 

Bertrand