Une bien étrange période que ce début d’année 2022, comme s’il y avait un flottement qui fait penser à ce que l’on ressent dans un avion lorsqu’il est proche du décrochage, juste avant de tomber en vrille. Il faut dire que le contexte dans lequel nous vivons actuellement n’a rien de rassurant et que la perspective du crash se précise de jour en jour, à tel point que je me sens moi-même comme enlisé dans le nouvel essai que j’ai entrepris d’écrire il y a près de trois ans, pas tant à cause de la difficulté bien réelle de ce travail, que par l’impossibilité dans laquelle je me trouve d’y consacrer tout mon temps et toute mon énergie, mon attention se trouvant mobilisée par les bruits inquiétants que le monde nous envoie.

Je pourrais évoquer et commenter les évènements qui se produisent à travers le vaste monde pour expliquer mes inquiétudes, mais cela nécessiterait beaucoup plus qu’une simple chronique. Je vais donc partir d’un constat qui a valeur quasi universelle, mais l’exemple de la France nous amènera in fine à faire le lien avec l’improbable campagne de l’élection présidentielle… 

Partons d’une hypothèse à la fois simple et radicale : les grandes inégalités de richesse à l’intérieur des nations et entre les nations ont été et restent à l’origine de la plupart des maux de l’humanité.

Rappelons qu’en France, non seulement ces inégalités sont abyssales, mais force est de constater qu’elles ont encore augmenté de manière particulièrement choquante au cours des deux dernières années et ce, en pleine pandémie ; ainsi le nombre de milliardaires français est passé de 95 à 109 de juin 2020 à juin 2021 tandis que sur la même période, le patrimoine cumulé des 500 plus grandes fortunes a augmenté de 30% pour atteindre près de 1000 milliards d’euros (source Challenges) ! Le seul Bernard Arnault et sa famille sont en tête, avec une fortune estimée à plus de 157 milliards d’euros, soit une progression de 57% par rapport à juin 2020.

Mais inutile d’en rajouter, tellement ces seuls chiffres indiquent à quel point les ultra-riches ont pu confisquer à leur seul profit une part considérable de la richesse produite par leurs employés, prélever à vil prix de nombreuses ressources naturelles et entraîner, grâce aux milliards dépensés dans la publicité, d’innombrables consommateurs à acheter des produits à l’utilité discutable et à des prix garantissant des marges et des profits outranciers. 

Voyons maintenant comment l’accumulation des richesses entre les mains de quelques-uns entraîne un préjudice majeur pour le plus grand nombre et pour la planète tout entière. 

Les inégalités de richesse sont-elles responsables de la pauvreté dans le monde ? 

Commençons par une lapalissade : si un groupe de 100 personnes produit une richesse de 100 € et que 10 d’entre elles accaparent 90 €, soit 9 € par personne, il ne reste que 10 € à partager entre les 90 autres, soit un dixième d’euro par personne. A partir de ce simple exemple, on peut en déduire que 10% de la population pourrait être responsable de la pauvreté des 90% restants. Au niveau mondial, la réalité n’est pas très éloignée de l’exemple proposé. Dans son Rapport sur les Inégalités mondiales 2022, le CADTM (Comité pour l’abolition des dettes illégitimes) souligne que si les inégalités de revenus sont très élevées, les inégalités de richesse le sont encore plus : la moitié la plus pauvre de la population, soit près de 4 milliards d’humains, ne possède que 2% du patrimoine mondial, ce qui veut dire que l’autre moitié en possède 98%. Mais les 10% les plus riches en possèdent à eux seuls 76%. Malheureusement, c’est souvent au sein des pays pauvres que les écarts de richesse sont les plus criants : ainsi le rapport cité indique qu’en Amérique latine, les 10% les plus aisés détiennent 77% du patrimoine, alors qu’en Europe, ils n’en possèdent « que » 58%. 

Les inégalités de richesse sont-elles responsables de la surnatalité dans le monde ? 

Il faut répondre « oui » sans hésiter ! En effet, l’augmentation du niveau de vie est très liée à une élévation du niveau d’éducation des populations, ce qui permet un meilleur contrôle des naissances au sein des familles. Entendre que l’augmentation exponentielle de la population est due aux progrès de la médecine n’est que très partiellement vrai comme en témoignent les pays développés qui, tout en bénéficiant des meilleurs systèmes de santé, ont une natalité très faible qui ne permet pas le renouvellement des générations, seuls les apports de l’immigration permettant d’éviter un effondrement et un vieillissement accéléré de la population de ces pays. En Europe, l’Allemagne offre un exemple typique de cette évolution avec un indice de fécondité de 1,53 enfants par femme ; seule une immigration massive permet à ce pays de maintenir une croissance démographique à peu près nulle.

Les inégalités de richesse sont-elles responsables du dérèglement climatique ? 

Que l’on en juge par ces chiffres : 50% des émissions de gaz à effet de serre (GES) sont provoqués par les 10% les plus riches. Dans le transport aérien, 1% des passagers génère les 50% du CO2 de ce secteur ; et pour donner une idée de ce que sera le monde d’après chez les très riches, sachez que l’aviation d’affaires se porte mieux que jamais : sur les 10 premiers jours de janvier 2022, l’activité de l’aviation d’affaires aux États-Unis a progressé de 26% par rapport aux 10 premiers jours de 2019, donc avant la pandémie ! La question de l’utilité de ces vols doit évidemment être posée. En Europe, c’est la France qui enregistre la plus forte augmentation de cette activité à 25%, mais sur janvier 2021. Quant aux ventes de ces avions dont certains coûtent plusieurs dizaines de millions de dollars à l’unité, elles explosent littéralement : toujours aux États-Unis, le constructeur d’avions d’affaires Gulfstream vient de faire savoir que l’année 2021 a été la meilleure année depuis 2008 ! Plus généralement, les très riches sont au sommet de la compétition ostentatoire et si quelque chose ruisselle de ce sommet, c’est bien l’incitation à tous les étages de la société d’avoir plus et mieux que le voisin du dessus. Tant par les émissions de GES que par l’acquisition et la consommation de biens et services de toutes sortes qui nécessitent des prélèvements massifs sur les ressources naturelles, les très riches portent, là encore, une énorme responsabilité dans la dégradation de notre environnement ! Mais que l’on me comprenne bien : je ne prétends pas que limiter les excès de ces nantis suffira à préserver notre environnement de nouvelles dégradations et d’atteindre par exemple les objectifs de la COP 21 ; je dis simplement que l’on ne peut pas demander, là comme dans d’autres domaines, des efforts aux citoyens ordinaires pour isoler leurs logements, abandonner autant que possible leurs voitures, adopter une certaine frugalité alimentaire et accepter sans broncher les politiques d’austérité, si pendant ce temps-là, les ultra-riches, avec la complaisance, voire la complicité active des gouvernements néolibéraux, continuent à se gaver et à montrer au monde entier leur totale indifférence aux questions environnementales. Au lieu de donner l’exemple, les dominants nous laissent voir leurs comportements les plus affligeants qui n’incitent pas nombre d’entre nous à s’engager personnellement dans la transition écologique. 

Les inégalités de richesse ont-elles une part de responsabilité dans le déclenchement de conflits armés ?

Si l’on devait classer les maux de l’humanité par ordre de gravité, nous y mettrions sans doute la pauvreté en tête du classement car celle-ci, outre la persistance de quelque 800 millions de personnes qui souffrent de la faim, est souvent responsable de conflits régionaux meurtriers qui peuvent entraîner des déplacements de population par millions et créer les drames que l’on sait pour les migrants. Les inégalités tiennent donc également une lourde responsabilité dans le déclenchement de nombreux conflits ; d’ailleurs, est-ce vraiment un hasard si à l’aube de la Première Guerre mondiale les inégalités en Europe avaient atteint un niveau historique record, niveau qui est maintenant dépassé un siècle plus tard ? Dès lors que les inégalités contribuent aux dérèglements du climat et que ceux-ci ont des effets de plus en plus dévastateurs sur certaines populations, de tels effets vont provoquer à leur tour des mouvements de révolte comme ce fut le cas au moment des Printemps arabes avec les résultats que l’on sait, notamment en Syrie. Pour être plus complet, ajoutons que les ventes massives d’armements à des pays fragilisés par leur situation politique, économique et sociale ajoutent aux risques de guerre et contribuent bien sûr à enrichir les marchands d’armes de tout bord !

Les inégalités de richesse sont-elles responsables des inégalités d’espérance de vie ? 

La réponse affirmative à cette question est tellement évidente qu’elle ne nécessiterait pas d’autres développements. Pourtant, certaines évidences qui vont sans dire vont encore mieux en les disant ! Remarquons tout d’abord que nous touchons là l’inégalité la plus révoltante et la plus injuste qui en fait l’inégalité cardinale, celle qui résulte de toutes les autres ! Ainsi faut-il montrer ici le lien entre cette nouvelle question et les questions précédentes : l’espérance de vie dépend de l’état de santé, lequel dépend d’une multitude de facteurs, à tel point que l’on doit considérer que tous les secteurs de l’activité humaine ont un impact, plus ou moins fort et plus ou moins direct sur notre santé physique et mentale. Pourquoi l’espérance de vie des CSP les plus humbles est-elle de plusieurs années, parfois dix ans et plus, inférieure à celle des CSP les plus favorisées ? D’abord, parce que le revenu conditionne les deux éléments essentiels au maintien d’un bon état de santé : alimentation et logement. La malbouffe et les logements trop exigus, mal isolés, voire insalubres pour les uns ; une alimentation variée et de qualité, des logements spacieux et bénéficiant d’un environnement agréable pour les autres contribuent largement à l’inégalité d’espérance de vie entre riches et pauvres. A cela s’ajoutent des conditions de travail qui mettent à rude épreuve le corps des uns et le font vieillir prématurément quand les autres travaillent dans des secteurs qui sollicitent beaucoup plus les capacités intellectuelles que les capacités physiques. 

On pourrait penser que l’éducation gratuite et accessible à tous parviendrait à la longue à rééquilibrer le niveau de vie des uns et des autres et donc leur espérance de vie. Il ne peut hélas en être ainsi pour deux raisons : la première est que l’origine sociale a un impact majeur sur la réussite scolaire, laquelle est l’apanage des enfants vivant dans un milieu aisé et cultivé, tandis que pour les plus défavorisés, le simple fait de trouver un lieu propice dans le foyer familial pour le travail scolaire est déjà un problème en soi; la deuxième, c’est que la société aura toujours besoin de ressources humaines dans les métiers dits essentiels mais peu qualifiés et surtout très mal payés (ce caractère essentiel s’est encore manifesté récemment au grand jour avec la grève des éboueurs de la ville de Marseille qui ont obtenu une augmentation fabuleuse de 40 € par mois !). 

Faut-il pour autant se résigner à ce que le sort de ces catégories ne puisse s’améliorer jusqu’au point où leur espérance de vie pourrait rejoindre celle des plus favorisés ? Bien sûr que non ! Quand on vit dans un pays qui s’enorgueillit de dire qu’impossible n’est pas français, le verbe « résigner » devrait être banni de notre langue. J’ai déjà eu l’occasion dans NÉSIS et mes chroniques de dire que les salaires des plus défavorisés devraient être augmentés radicalement pour tenir compte de la dureté de leurs conditions de travail, que l’exercice de métiers physiquement très éprouvants devrait être limité dans le temps en offrant aux travailleurs concernés la possibilité d’occuper des postes leur permettant de réparer un peu les dégâts physiques qui leur ont été infligés, ou encore qu’il conviendrait d’avancer de plusieurs années leur âge de départ à la retraite.

Mais alors, comment réduire les inégalités de revenus et de patrimoine ?

Tout ce qui vient d’être dit indique clairement que si les richesses étaient plus équitablement partagées, le monde irait beaucoup mieux. Bien prétentieux celui qui prétendrait détenir la réponse à cette dernière question compte tenu de la résilience dont font preuve les ultras riches et de la quasi universalité de leur pouvoir ; sans parler de la croyance populaire très fortement ancrée que l’existence de riches et de pauvres serait dans la nature des choses et qu’il serait donc vain de vouloir s’y opposer. Pire encore, la croyance que les très riches ont mérité ce qu’ils ont gagné ! Combien de fois ai-je entendu dire par des dominés que les dominants « créaient » des emplois et qu’il fallait donc leur en savoir gré ? On ne peut certes reprocher à des individus dynamiques d’avoir de l’ambition, mais ce dynamisme n’anime pas que les créateurs de grandes entreprises, il imprègne aussi de larges secteurs d’activité avec des gens qui vont du chercheur en physique des particules au paysan qui se bat pour développer son exploitation en agriculture biologique en passant par les bureaux d’études où des ingénieurs et techniciens hautement qualifiés conçoivent et mettent au point les technologies de demain ; et pourquoi donc ces derniers, auxquels je devrais ajouter des milliers de petits artisans, se satisfont-ils pleinement de salaires ou de revenus qui leur permettent de vivre dignement, sans luxe ostentatoire, tandis que des créateurs ou héritiers de très grandes entreprises seraient plus fondés qu’eux à accumuler des fortunes extravagantes ?

Essayons quand même de proposer quelques pistes sur la manière de réduire les inégalités. La première qui vient à l’esprit est d’ordre fiscal : l’impôt équitable permet de redistribuer la richesse tout en dissuadant les obsédés du profit de s’octroyer des revenus excessifs qui seraient bientôt écrêtés par l’impôt. Ensuite, empêcher des accumulations de patrimoine par une taxation très lourde au-delà d’un certain niveau, ce qui par exemple forcerait les dirigeants d’entreprises à répartir une partie des profits entre leurs employés et collaborateurs. Mais les conditions de la concurrence devraient également intégrer des critères aussi importants que le respect des droits humains, des niveaux de salaires et de protection sociale harmonisés, des conditions de travail respectant au moins les règles de l’Organisation internationale du Travail (OIT), des droits syndicaux, enfin, et ce ne sont pas les moindres, de critères contraignants relatifs à la protection de l’environnement. Ce qui implique une refonte complète des règles de l’Organisation mondiale du Commerce (OMC) et une renégociation des accords bilatéraux de libre-échange. Le commerce mondial tel qu’il est institué accorde en effet la supériorité du droit commercial sur tous les autres, offrant ainsi une voie royale aux marchands pour accumuler des fortunes colossales, parfois dans un temps record de quelques années. La taxation des transactions financières est une autre piste depuis longtemps envisagée et constamment promue en France par une organisation comme ATTAC.  

Enfin, et surtout, ces mesures ne sauraient être mises en œuvre dans nos démocraties très imparfaites tant que les citoyens ne porteront pas au pouvoir des représentants qui les mettent en avant dans leurs programmes. Pour la France, la situation est particulièrement claire : aucun parti de droite ou d’extrême-droite n’envisage de telles orientations, bien au contraire. A gauche, on trouve les anciens partis qui se disaient de gauche, mais qui n’ont jamais remis en question l’économie de marché, système qui est à la fois incompatible avec une réduction significative des inégalités, mais aussi avec une vraie politique environnementale, car le marché ne saurait limiter la liberté du commerce par de nouvelles obligations ; fort heureusement, il y a aussi des gens qui proposent un projet de société qui va clairement dans la direction des analyses et des propositions ci-dessus, lesquelles  peuvent d’ailleurs se retrouver plus en détails dans NÉSIS Remettons le monde à l’endroit que je vous invite à lire d’urgence dans cette période d’activité politique intense !

Et je termine en vous livrant cette réflexion d’Octave Mirbeau :

« Les moutons vont à l’abattoir. Ils ne disent rien, et ils n’espèrent rien. Mais du moins ils ne votent pas pour le boucher qui les tuera et pour le bourgeois qui les mangera. Plus bête que les bêtes, plus moutonnier que les moutons, l’électeur nomme son boucher et choisit son bourgeois. Il a fait des révolutions pour conquérir ce droit »

Bertrand

PS: petit rappel, on se retrouve demain samedi 5 février dans la département de la Charente à la 4ème édition du Salon du livre de Confolens à partir de 9H00 et jusqu’à 17H00; entrée gratuite.