Skip to main content

Vous avez bien dit « bonus »?

Vous avez bien dit « bonus »?

Dans une chronique en date du 25 janvier dernier, j’avais promis de revenir sur ce terme de « bonus » employé par le Professeur Lescure, infectiologue à l’hôpital Bichat, pour désigner les années de vie dont un humain pouvait bénéficier au-delà de ses 80 ans. Je souhaite en effet réagir spécifiquement sur cette conception tout aussi étrange que choquante qui sous-entend que la vie n’aurait plus beaucoup d’utilité ou de sens passé un certain âge, et au-delà duquel il ne serait donc pas bien grave de mourir. 

Je ne vais pas reprendre l’argumentaire de ma précédente chronique dans laquelle je m’appuyais sur le serment d’Hippocrate pour contester que les « choix très difficiles » dans la prise en charge de patients pouvaient être également fondés, en dehors d’un choix strictement médical, sur un déficit de moyens humains et matériels, un tel déficit étant lui-même contestable dès lors que l’on se situe dans un pays très riche comme la France.

Dans la discussion qui va suivre, il s’agira donc uniquement de montrer en quoi la notion de « supplément de vie », autrement dit de « bonus », est inacceptable d’un point de vue éthique. 

Chaque instant de notre vie, aussi longtemps que nous sommes en possession de nos capacités mentales, est inestimable car il est un instant de notre présence au monde et de notre conscience d’exister. Sa valeur infinie tient à ce que chaque instant est prélevé sur un potentiel de temps qui est au contraire non seulement fini, mais dont la finitude est d’amplitude inconnue et quasi imprévisible. Au fond, cette valeur tient de la relation que marchands et acheteurs connaissent bien, celle de l’offre et de la demande. D’un côté, l’offre incertaine et bornée du temps de vie ; de l’autre, une demande infinie puisque dans leur immense majorité, les humains aspirent à l’éternité ; voilà la raison qui leur a fait inventer des dieux et des religions afin de nourrir leurs chimères de vie éternelle dans un autre monde dont personne n’a jamais pu imaginer à quoi il pourrait bien ressembler sans tomber dans les plus folles extravagances.

La valeur de la vie ne devrait donc pas se mesurer en fonction de critères que la société est souvent tentée de mettre en avant, comme l’utilité qui peut être attribuée à chacun en fonction de sa capacité à produire tel ou tel type de richesse, autrement dit une vision purement mercantile de la vie. Pour le négrier, ce qui faisait la valeur de la vie d’un esclave, c’était d’abord sa force physique et la quantité de travail qu’il pouvait fournir. L’utilité qu’ils avaient pour leur maître, voilà à quelle aune était mesurée le prix de la vie de ces malheureux. Aujourd’hui, un employeur perçoit de la même manière la « valeur » de son employé à sa capacité de création d’une richesse monnayable. C’est pourquoi cet employeur aurait par exemple intérêt à ce que la santé physique et mentale de son employé soit préservée au mieux afin qu’il conserve une productivité élevée ; malheureusement, cette préoccupation n’est pas toujours présente dès lors que le remplacement de cet employé peut être effectué presque instantanément dans une situation qui correspond à un « marché » de l’emploi déséquilibré où l’offre de main-d’œuvre est bien supérieure à la demande, autrement dit dans une situation de chômage élevé. 

Mais que devient la valeur d’un individu qui se retire volontairement des circuits de la production marchande et du travail rémunéré, périphrase pour exprimer qu’il part à la retraite ? Sa vie passe-t-elle brutalement à une valeur quasi nulle, et même négative si l’on adopte le point de vue de ceux qui pensent que ces personnes-là sont à la charge de la société ? 

Inutile de poursuivre ce type de raisonnement et ces questionnements qui accordent à la vie une valeur relative et non une valeur absolue, ce qui pourrait évidemment conduire à euthanasier tous les humains dès lors qu’ils sont entrés dans ce que l’on appelle de manière inepte le monde des « inactifs » ! Il est évident que la valeur d’une vie ne saurait dépendre d’aucun facteur externe à l’individu et de son mode d’interaction avec la société. Ce qui veut dire que personne ni aucune sorte d’instance n’est en droit de décider qui est « important » ou qui ne l’est pas. Seul l’individu est capable de percevoir le prix qu’il accorde à sa propre vie, et s’il est confronté à un danger telle qu’une agression, il fera tout pour la sauver et en dernier lieu pour la « vendre chèrement » si la situation lui fait courir un risque très élevé de la perdre.

Mais pourquoi sommes-nous en général aussi attachés à notre vie ? 

L’instinct de conservation est la première réponse qui vient à l’esprit ; c’est en quelque sorte un principe vital inné érigé comme première ligne de défense d’un individu et de son espèce contre ce qui en menace l’existence même. Nul besoin de se livrer à une réflexion philosophique approfondie pour examiner ce caractère qui existe chez tous les êtres vivants, de la fourmi à l’éléphant en passant par les humains. Toutefois, à la différence des animaux, il peut arriver que certains humains voient leur instinct de conservation mis à mal dans des circonstances très particulières : le prisonnier soumis à la torture peut voir la mort comme une délivrance au même titre que le patient dont la maladie lui fait endurer des douleurs insupportables ; l’individu enfermé dans le désespoir parce qu’il ne voit plus aucun sens à sa vie et que le mauvais sort s’acharne contre lui ; ou encore celui qui est rongé par le remords après avoir accompli une action particulièrement grave et odieuse, ce qui peut le conduire au suicide. A côté de ces souffrances physiques ou morales, l’altération de l’instinct de conservation peut prendre des visages moins tragiques, mais néanmoins délétères à terme pour la personne concernée : il s’agit de comportements délibérés généralement liés à des addictions comme la consommation excessive de tabac, d’alcool ou d’autres drogues, mais aussi d’une mauvaise hygiène de vie au niveau de la nourriture et d’une activité physique insuffisante. Citons enfin l’imprudence et le choix d’activités à risques élevés telles que la conduite d’une moto et la pratique des sports mécaniques, du vol en parapente, de l’alpinisme, et de bien d’autres activités de ce genre qui offrent un attrait plus fort que la crainte de l’accident grave. En fait, chaque individu met constamment en balance son besoin naturel de sauvegarder son intégrité physique avec la satisfaction de ses désirs et de ses pulsions.

Cependant, les humains étant des êtres complexes et doués de conscience, leur besoin de vivre peut reposer sur d’autres finalités que le pur instinct de conservation qu’ils partagent avec les animaux, du fait que l’être humain est à la fois acteur et spectateur du monde dans lequel il se trouve immergé. 

Acteur de sa propre vie, il est aussi en interaction constante avec celle des autres, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, son engagement dans des activités qui lui permettent de donner du sens à sa vie nourrira chez lui le désir de les poursuivre aussi longtemps que possible et quelque fois jusqu’à son dernier souffle ; il en va ainsi très souvent pour ceux qui œuvrent dans les vastes domaines des arts, de la politique et de toutes sortes d’activités militantes et associatives. Ce désir de vivre encore et encore est souvent lié à un autre désir, celui de voir achevée une œuvre à laquelle il a consacré beaucoup de temps et d’énergie. Combien de constructeurs de cathédrales ont dû songer avec amertume qu’ils ne vivraient pas assez longtemps pour voir l’achèvement du monument auquel ils auront consacré une vie de labeur ? Combien de desseins auxquels des êtres humains ont voué tous leurs efforts, mais dont la réalisation reste à la fois lointaine et incertaine ? Nous sommes-là dans un registre qui est bien éloigné du désir de vivre guidé par le simple instinct de conservation.

            Nous sommes aussi spectateurs du monde, et le spectacle qu’il nous offre est fascinant à bien des égards. Sa diversité et sa complexité naturelles, ou son caractère à la fois infiniment grand et infiniment petit, tout cela suffirait à exciter notre curiosité et à occuper tout notre temps pour ne la satisfaire que très partiellement. Mais les humains sont venus ajouter une autre complexité en créant leur propre monde par-dessus celui de la nature ; et la complexité naturelle venant interagir avec celle des humains, la résultante dépasse encore plus tout ce qu’un humain peut embrasser. De ce point de vue, nous sommes sans conteste la planète la plus compliquée à étudier parmi les astres qui nous sont connus, non seulement à cause de la présence de la vie à la surface de la Terre, mais de cette vie si particulière qu’est celle des humains. Au-delà du désir d’observer et de comprendre l’univers dans lequel nous vivons, celui d’en découvrir les changements qui vont se produire dans le futur nous place dans une situation comparable au spectateur d’une pièce de théâtre : il n’a pas du tout envie que la représentation s’interrompe avant la fin, car il est bien sûr avide de connaître le dénouement de l’histoire.    

Voilà donc pourquoi, à défaut de rester acteurs, nous avons envie de rester spectateurs aussi longtemps que possible, car comme le disait Shakespeare dans son célèbre poème, All the world’s a stage, le monde entier est un théâtre ! Un théâtre particulier dans lequel les représentations se renouvellent au jour le jour, avec d’innombrables rebondissements, parfois drôles, le plus souvent tragiques. 

Alors que nous ayons 80 ans, ou plus, ou moins, cela ne change rien à la condition humaine : chacun d’entre nous à de multiples rôles à jouer dans le spectacle permanent que nous offre le monde ou d’y assister en simple spectateur ; nous en étions hier, nous en sommes aujourd’hui et nous avons une folle envie d’en être encore demain même si nous n’avons que les seconds rôles ou sommes mal placés dans le poulailler du théâtre ! Ce sont là des raisons de désirer que la vie continue qui nous situent au sommet de la structure du vivant et vont bien au-delà de l’instinct de conservation primaire.

Cette histoire de « bonus », quelle idée bizarre !

Bertrand    

Les très gros avions ont-ils un avenir?

Les très gros avions ont-ils un avenir?

Je vous livre aujourd’hui deux chroniques écrites en juin 2020 mais qui n’ont pas été publiées dans AUTOUR D’UN LIVRE pour ne pas donner à la question du transport aérien une importance démesurée par rapport aux autres sujets abordés dans le livre publié le 23 décembre 2020, ce livre comportant déjà au moins deux chroniques sur les problèmes que soulève ce mode de transport.

Adieu l’A380 ?

France Inter annonçait dans sa matinale du vendredi 19 juin 2020 que les éléments du dernier géant de l’air à être assemblé à Toulouse avaient été acheminés par la route au cours de la nuit. L’événement pouvait être ressenti comme une sorte de convoi funèbre symbolisant la fin d’un prestigieux programme qui avait vu l’A380 prendre l’air 15 ans plus tôt, le 27 avril 2005. Aucun avion de ligne n’aura connu une si courte carrière. Et pourtant ce projet avait été conçu pour absorber la croissance du trafic aérien sur les lignes dites à haute densité entre des paires d’aéroports pouvant drainer des dizaines de millions de passagers, grâce notamment au système de plateforme de correspondance (« hub and spokes » en anglais) qui consiste à préacheminer par des lignes secondaires régionales des passagers devant embarquer sur des vols intercontinentaux.

L’idée de remplacer des modules de taille moyenne par de très gros modules avait été envisagée dès la fin des années 80, un gros module étant plus économique à exploiter que deux ou trois plus petits. Air Inter fut ainsi compagnie de lancement de l’A330 et commença à l’exploiter en 1994 dans une version mono classe de 417 sièges sur les lignes entre Paris et les grandes villes de province.

C’est alors que fut mise en œuvre l’ouverture du ciel européen à la concurrence, ce qui provoqua très rapidement l’arrivée de nouveaux venus sur les lignes à fort trafic devant être desservies avec les A330 de la compagnie Air Inter. Cette dernière tenta bien de contrer la politique de prix agressive de ses concurrents qui utilisaient des petits modules de technologie plus ancienne, mais cela ne suffira pas : Air Inter ne prendra livraison que de 4 avions sur les 15 qui avaient été commandés. Ce seront alors les A320, modules de 150 sièges, qui prendront le relais des commandes annulées d’A330.

Les conséquences de cette libéralisation du transport aérien seront multiples : augmentation du trafic consécutive à une baisse des prix et à une offre plus abondante ; multiplication des fréquences provoquant la saturation des aéroports et l’augmentation des nuisances sonores; construction de nouveaux terminaux aéroportuaires ; et assez rapidement, consolidation du secteur : les concurrents d’Air Inter apparus au début des années 90 finiront par disparaître, Air Inter étant elle-même absorbée par Air France.

Fondamentalement, les raisons qui poussent les compagnies aériennes à se détourner de l’A380 ne sont pas très différentes de celles qui avaient jadis poussé Air Inter à abandonner ses nouveaux A330 : la concurrence exacerbée liée à la libéralisation du transport aérien qui incite les compagnies à multiplier l’offre de fréquences sur les lignes intercontinentales et à mettre en ligne des avions de 400 sièges au lieu des 600 à 800 que permet l’A380. Jusqu’à l’arrivée du Covid 19, les conséquences étaient les mêmes que 30 ans plus tôt, avec de surcroît une préoccupation environnementale devenue incontournable. Autrement dit, la fin annoncée du programme A380 n’a bien sûr aucun rapport avec la crise profonde du transport aérien provoquée par la pandémie : elle correspond à une politique de concurrence débridée qui sévit dans d’autres secteurs, mais qui rend le transport aérien particulièrement vulnérable compte tenu des taux de rentabilité faméliques de ce secteur.

Bien évidemment, cette politique très libérale a également provoqué de nouveaux comportements chez les usagers du transport aérien. Devant une offre d’horaires aussi importante, les passagers, qu’ils voyagent pour raison professionnelle ou d’agrément, ont tendance, sur les lignes à fort trafic, à choisir d’abord leurs dates de voyage et à regarder ensuite l’horaire qui sera le plus raccord avec leur projet. Par le passé, on regardait d’abord quelle était l’offre de vols pour ce genre de lignes, puis on planifiait son déplacement en fonction de cette offre, ce que l’on continue d’ailleurs à faire sur les lignes à faible trafic où l’offre est forcément limitée.

A ce stade du raisonnement, il faut signaler que le coût au passager-kilomètre transporté (PKT) est d’autant plus faible, à technologie et taux de remplissage équivalents, que la capacité de l’avion est élevée : il est plus économique, encore une fois, toutes choses égales par ailleurs, d’exploiter un avion de 600 sièges qu’un avion de 300 sièges. Concrètement, si l’on diminuait aujourd’hui par deux l’offre de fréquences sur les lignes à haute densité, la flotte actuelle d’A380 ne suffirait pas à absorber ce transfert de trafic et le programme aurait encore de belles années devant lui, avec pour conséquence une diminution des nuisances sonores et des émissions de GES, moins de congestion aéroportuaire et une moindre nécessité de construire de nouveaux terminaux. Les passagers seraient alors invités à voyager différemment : moins souvent, avec des séjours plus longs et plus planifiés en fonction des horaires de vols.

Le très gros problème qui resterait à résoudre est de nature politique puisqu’il reviendrait à un changement de cap radical avec le retour à des droits de trafic plus réduits en nombre de fréquences sur les liaisons à fort trafic, ce qui conduirait à mettre en ligne de très gros porteurs au lieu d’avions comme l’A350 ou le B787. Cette orientation va à l’encontre des tendances, au moins d’avant Covid, qui visaient au contraire à l’augmentation constante des fréquences : ainsi, les gouvernements français et chinois ont-ils conclu de nouveaux accords en 2017 qui prévoient la possibilité d’augmenter de 100 à 252 par semaine le nombre de vols entre les deux pays à partir de 2020 ! Cet accord prend bien sûr un relief tout particulier dans le contexte de la pandémie, mais aussi par rapport à la prise de conscience environnementale qui semble s’être accentuée au cours de la période de confinement.

Alors, faut-il vraiment enterrer le programme A380 ou au contraire engager le développement d’une version avec des moteurs encore plus économiques, repenser l’économie du transport aérien en limitant les fréquences de vol pour réduire les nuisances sonores et les besoins d’extensions aéroportuaires, enfin amener les passagers à voyager « autrement » et sans doute moins souvent pour certains ? La recherche d’un difficile compromis entre maintien de nombreux emplois et réduction des GES et nuisances sonores dans l’industrie du transport aérien est plus que jamais à l’ordre du jour.    

A380 versus A350

J’aimerais réagir à propos de la comparaison que fait un journaliste australien, Nicholas Cummins, entre l’A380 et l’A350 avec un article daté du 25 mars 2919 dans simpleflying.com. Il donne l’A350 vainqueur. Mais est-il pertinent de comparer comme il le fait deux objets aussi différents ? Et surtout de se limiter à des paramètres certes importants, mais loin d’être suffisants. De plus, s’agissant de la rentabilité de chaque appareil, il conviendrait en fin d’examen de conjuguer l’ensemble des coûts pour en déduire un coût total d’exploitation (Total Operating Cost), ce qu’il ne fait pas.

Concernant le montant des investissements, il est bien sûr absurde de comparer le prix d’achat des deux avions : dans les prix que donne N. Cummins, on constate que l’A380 coûte 80 M$ de plus que l’A350. Encore heureux, puisque le premier transporte deux fois plus de passagers ; à cette aune, on pourrait plutôt conclure que l’A380 est très largement vainqueur car ramené au siège offert, mettons 700 contre 350, un siège du géant « ne coûte que » 635 700 $ contre plus d’un million de $ pour son petit frère ! Il faut noter en passant que N. Cummins donne des prix publics qui sont 40 à 60% plus élevés que ceux réellement négociés par les compagnies aériennes.

Sur la technologie, compte tenu que les dates du premier vol des deux avions sont séparées de plus de 8 ans, on aurait pu s’attendre à un avantage plus net de l’A350 : hormis des améliorations très marginales sur le confort des passagers, seul le moindre bruit des moteurs est mis en avant, alors que les passagers qui ont volé sur l’A380 sont unanimes pour louer le silence de cet avion, y compris au décollage. J’ajoute de mon côté, le plus lourd bénéficiant d’une plus grande inertie, que l’A380 amortit mieux les turbulences et rend donc le vol moins inconfortable dans ce genre de situation.

Pour ce qui est de l’autonomie et du cargo, il n’y a là rien de spectaculaire en faveur de l’A350.

Au total, comme déjà indiqué, le résultat essentiel auquel on aurait dû aboutir n’est pas fourni et n’a sans doute pas été établi par l’auteur de l’article, à savoir le coût total d’exploitation. Il serait très surprenant, toutes choses égales par ailleurs (technologie et taux de remplissage essentiellement) que la comparaison complète et rigoureuse entre les deux modules ne confirme pas la règle générale qui veut que plus un avion peut emporter de passagers, plus il est économique au siège-kilomètre offert (SKO).

Cela dit, la question qui se pose aujourd’hui n’est pas de savoir si Airbus est capable d’améliorer encore les performances de son très gros porteur, ni de contester l’excellence de l’A350 dans sa catégorie. La question est de savoir si le monde du transport aérien, qui est en train de vivre l’enfer du Covid 19 tout en devant affronter le défi climatique, ne doit pas faire son aggiornamento en abandonnant la stratégie de l’offre fondée sur la multiplicité des fréquences sur les lignes à haut débit et du point à point (vols direct) sur un grand nombre de lignes intercontinentales à faible débit. L’objectif de réduire drastiquement l’empreinte environnementale du transport aérien implique de revenir au concept d’aéroport pivot (hub) alimentés par des lignes secondaires et des transports de surface comme les trains à grande vitesse, de manière à pouvoir assurer de bons taux de remplissage dans des modules de grande capacité sur des lignes intercontinentales à haut débit. Cela augmentera sans doute certains temps de parcours actuellement en point à point, mais les économies d’énergie ne peuvent échapper aux lois de la physique : la vitesse et la facture énergétique évoluent toujours dans le même sens. Dans le même souci de réduction des GES, les turbopropulseurs, un peu moins rapides, mais surtout moins gourmands en carburant, devront peut-être supplanter les turboréacteurs sur de nombreuses lignes d’apport.

Les habitants de cette planète, notamment ceux des pays développés, devront apprendre, et pour les plus âgés réapprendre, à voyager plus lentement, voire moins souvent, pour ralentir le réchauffement de la marmite terrestre. Le transport aérien devra donc s’adapter, et ce n’est sûrement pas en abandonnant un programme comme celui de l’A380 que nous irons dans la bonne direction.

Les « aquoibonistes »

Les « aquoibonistes »

C’était un dimanche matin, le 15 décembre 2019; France Inter était en grève et diffusait son programme musical que j’écoutais distraitement en prenant mon petit déjeuner quand mon attention fut attirée par la voix de Jane Birkin qui chantait les Aquoibonistes. Les « à quoi bon » de cette ballade légère me ramenèrent vingt-quatre heures en arrière où je me trouvais à Brétigny sur Orge au salon du Livre et du Jeu, essayant d’amener les visiteurs à s’intéresser aux questions qu’aborde mon essai au titre et au sous-titre évocateurs puisque le premier est NEMESIS, la redoutable déesse du panthéon grec chargée de juger et punir les humains qui vivent dans le luxe ostentatoire, tandis que le second propose rien de moins que : Remettons le monde à l’endroit. L’objectif du sous-titre est évidemment ambitieux et mes interlocuteurs de passage sont nombreux à le faire remarquer sur un ton souvent désabusé. Malgré mon insistance à leur expliquer que le monde change constamment, que rien n’est figé et qu’il dépend aussi de chacun d’entre nous qu’il évolue dans un sens qui apporte plus de bien-être à tous, la réaction est souvent celle résignée d’un « aquoiboniste » : à quoi bon se battre, nous n’y pouvons rien, « ils » feront ce qu’« ils » veulent… A tous les « aquoibonistes » je voudrais encore rappeler cette pensée de Martin Luther King citée dans mon livre : « Un individu n’a pas commencé à vivre tant qu’il n’est pas parvenu à s’élever au-dessus de l’horizon de ses problèmes personnels jusqu’à la hauteur des problèmes plus larges de l’humanité tout entière ».  

La vie a-t-elle un prix?

La vie a-t-elle un prix?

Le Professeur Lescure, infectiologue à l’hôpital Bichat, évoquait le 24 janvier dernier sur France Inter que nous étions, avec cette pandémie du Covid, confrontés à des « choix très difficiles » et qu’il fallait admettre qu’au-delà de 80 ans, les années de vie supplémentaires devaient être considérées comme du « bonus », déclaration venant à l’appui de sa proposition de ne pas envisager un troisième confinement qui serait comme une nouvelle « soumission au virus », mais au contraire libérer les gens pour qu’ils puissent recommencer à vivre plus normalement, en maintenant certes des contraintes car le virus est installé pour longtemps, mais moins délétères pour la vie sociale, la culture, l’enseignement et l’économie que les restrictions de liberté associées au couvre-feu ou à l’obligation de ne sortir de chez soi que pour aller travailler et pour effectuer des achats essentiels.

Je saisis au vol cette intervention, non pas pour engager une polémique avec ce professeur de médecine, mais pour ouvrir un débat d’ordre éthique et déontologique à propos de ce que j’appellerai le « prix de la vie ». Avant d’aborder cette question des « choix très difficiles », je voudrais rappeler ici les principes fondamentaux sur lesquels s’appuie notre médecine en citant les passages suivants du serment d’Hippocrate dans sa version française revue par l’Ordre des médecins en 2012 :

“Au moment d’être admis(e) à exercer la médecine, je promets et je jure d’être fidèle aux lois de l’honneur et de la probité.
Mon premier souci sera de rétablir, de préserver ou de promouvoir la santé dans tous ses éléments, physiques et mentaux, individuels et sociaux.
Je respecterai toutes les personnes, leur autonomie et leur volonté, sans aucune discrimination selon leur état ou leurs convictions. J’interviendrai pour les protéger si elles sont affaiblies, vulnérables ou menacées dans leur intégrité ou leur dignité.

Je ferai tout pour soulager les souffrances. Je ne prolongerai pas abusivement les agonies. Je ne provoquerai jamais la mort délibérément. »

Ajoutons qu’est annexée au texte de déontologie médicale la Déclaration de Genève ou Serment du médecin. Adoptée par l’assemblée générale de l’Association médicale mondiale en 1948, cette déclaration a fait l’objet de plusieurs révisions, la dernière datant d’octobre 2017. En voici un extrait pertinent pour aborder le débat sur les « choix très difficiles » :

« JE VEILLERAI au respect absolu de la vie humaine ;
   JE NE PERMETTRAI PAS que des considérations d’âge, de maladie ou d’infirmité, de croyance, d’origine ethnique, de genre, de nationalité, d’affiliation politique, de race, d’orientation sexuelle, de statut social ou tout autre facteur s’interposent entre mon devoir et mon patient ; »

Ayant présents à l’esprit ces éléments fondamentaux de déontologie médicale, nous devons d’abord les considérer comme incontournables, même s’ils n’ont pas force de loi : le fait pour un médecin d’avoir promis et juré fidélité aux « lois » de l’honneur et de la probité et à toutes les dispositions sous-jacentes est en soi un engagement plus contraignant que le respect d’une loi ordinaire imposée par la puissance publique, car un tel engagement est de nature éminemment morale alors que le non-respect d’une loi ordinaire peut être, certes condamnable dans le cas général, mais aussi respectable dès lors que l’on estime qu’elle contrevient précisément à des principes éthiques et moraux du fait de son caractère éventuellement discriminatoire, injuste, liberticide, écocide, etc.

Apparaît toutefois une sérieuse complication pour le médecin confronté à un manque de moyens pour assurer la prise en charge d’un patient, ce qui lui interdit, à son corps défendant, de tenir le serment qu’il a prononcé. Ce médecin ne saurait être blâmé pour cette infidélité forcée à ses engagements et due à des conditions inadaptées à l’exercice de sa profession, mais qui s’imposent à lui. Il faut donc se tourner vers les responsables ou les autorités chargés de pourvoir à ces moyens, tant humains que matériels. Il va de soi que dans des pays pauvres aux moyens faméliques dans le secteur de la santé, comme dans beaucoup d’autres secteurs, un médecin sera très souvent confronté à ces « choix très difficiles » dont parlait le Professeur Lescure ; mais plutôt que d’incriminer qui que ce soit dans de telles circonstances, mieux vaudrait pour les pays riches porter aide et assistance à ces pays démunis.

En revanche, lors de l’irruption de la pandémie du Covid-19, était-il acceptable que des moyens aussi essentiels que lits d’hôpitaux, masques chirurgicaux, sur-blouses, respirateurs et autres équipements médicaux ou médicaments aient à ce point manqué dans nos services de santé, tandis que de semblables déficits en moyens humains apparaissaient également au grand jour chez les personnels soignants ? Est-ce en effet acceptable dans un pays riche, et même très riche qui, en 2018, avec 54 milliardaires, soit 5 de plus qu’en 2017, se plaçait au 11ème rang mondial, tandis qu’il était encore la 6ème économie pour son PIB ? Comment peut-on alors concevoir qu’un tel pays, et bien d’autres tout aussi développés, puissent encore se trouver contraints à des « choix très difficiles », fut-ce dans le contexte d’une pandémie, lorsqu’il s’agit de prendre en charge des patients ? Nos sociétés développées se veulent championnes de la protection de leurs ressortissants dans bien des domaines avec alarmes, antivols, digicodes, mots de passe, assurances, lois et règlements à l’infini pour se prémunir de la malveillance des autres ou des effets d’évènements exceptionnels et souvent improbables ; et pour tout cela, nous sommes prêts à dépenser beaucoup d’argent ! Alors pourquoi faudrait-il se rationner et ne pas envisager, au-delà des besoins habituels et évolutifs de notre système de santé, de se doter de moyens propres à faire face à l’imprévisible ? Dans toute organisation ou tout système complexe la prudence impose par exemple de mettre en place des systèmes de gestion de la sécurité : on pourrait citer le transport aérien, l’énergie nucléaire parmi les secteurs de haute technologie qui intègrent des redondances ou des plans d’urgence afin de garantir un haut niveau de sécurité ou de faire face à des évènements exceptionnels.

Un système de santé devrait plus que tout autre adopter et mettre en œuvre une approche de gestion de la sécurité puisque la sauvegarde des vies humaines est sa vocation première. Il y a bien sûr des mesures particulières qui ont été envisagées telles que le « Plan blanc » mis en œuvre dans le cas de la pandémie du Covid-19, mais un tel plan semble surtout destiné à gérer la pénurie avec la déprogrammation de certaines opérations ou le rappel en renfort de personnels pendant leurs périodes de repos. S’il a au moins le mérite d’exister, un tel plan ne peut en revanche qu’être difficile à mettre en œuvre, puisqu’en régime de croisière l’hôpital est déjà en tension du fait de la politique de sous-investissements humains et matériels menée depuis plusieurs décennies. Bien sûr, toutes les éventualités ne peuvent être anticipées, ni contrées, car cela mobiliserait de coûteuses ressources qui auraient trop peu de chances d’être utilisées. Néanmoins, force est de reconnaître que la probabilité d’occurrence d’une pandémie est élevée compte tenu des expériences du passé et de la facilité avec laquelle la contagion peut se transmettre dans un monde globalisé dont les cieux et les océans sont sillonnés en permanence par des dizaines de milliers d’avions de ligne et de navires de commerce et qui pratique l’élevage intensif d’animaux pour la consommation humaine. Se doter d’un système de santé robuste et de plans d’urgence sanitaire prêts à être déployés pour affronter un certain nombre d’impondérables devrait largement éviter d’avoir à faire ces « choix très difficiles » dus au manque de ressources et d’anticipation.

Cela étant dit, l’intervention du Professeur Lescure et le Serment du médecin appellent des réflexions plus fondamentales sur les critères à prendre en compte lorsqu’il n’y a plus d’autre solution que de se soumettre à ces « choix très difficiles » et qu’un médecin est conduit, par des circonstances qui le dépassent, à devoir établir des priorités dans la prise en charge de ses patients. Rappelons que le médecin ne peut accepter que s’interpose entre son devoir et son patient des considérations d’âge, de maladie ou d’infirmité, de croyance, d’origine ethnique, de genre, de nationalité, d’affiliation politique, de race, d’orientation sexuelle, de statut social ou de tout autre facteur ». Autrement dit, il ne lui reste quasiment rien qui lui permette d’échapper à son serment, ce qui le met dans une situation d’aporie dès lors que les conditions d’exercice de sa profession l’empêchent de respecter les engagements moraux qu’il a pris vis-à-vis de ses patients. Par conséquent, c’est aux comptables de cette situation sans issue pour le médecin, car liée à un manque de moyens, que doit incomber la responsabilité de ces « choix très difficiles » vis-à-vis de telle ou telle catégorie de patients.

Or qu’observe-t-on du côté des responsables politiques qui sont confrontés à ces choix humainement scabreux pour ne pas avoir prévu les situations de crise, autrement dit du fait de leur inaptitude à gouverner ? D’abord de la duplicité : d’un côté, ils délivrent invariablement et sans discontinuer le message selon lequel il faut protéger les plus fragiles contre la contamination du Covid, autrement dit essentiellement les personnes âgées ; de l’autre, certaines de ces personnes âgées, qui se trouvaient notamment en EHPAD, n’auraient pas eu la possibilité de se faire prendre en charge à l’hôpital et seraient décédées sans autre soins que d’ordre palliatif du fait de la saturation des services hospitaliers. Les gouvernements – et pas seulement le gouvernement français – tentent donc de préserver nos anciens en imposant des mesures de confinement, de couvre-feu, de distanciation physique, etc. qui induisent des dépenses astronomiques à court et à moyen terme. Mais si ces gouvernements successifs avaient dans le passé engagé des dépenses bien inférieures aux pertes d’aujourd’hui pour renforcer les moyens hospitaliers, alors certains patients n’auraient pas été privés de ce « bonus » d’années de vie, que ce soit parmi les plus de 80 ans ou parmi des personnes moins âgées. Il est compréhensible que des patients aient été mis en sédation profonde pour leur éviter les souffrances de la mort en état de détresse respiratoire, mais des témoignages laissent entendre qu’il s’agissait parfois d’euthanasies passives dans les EHPAD ou chez des particuliers devant l’impossibilité de prise en charge de certains patients par les hôpitaux. Il faudrait aussi se pencher sur le sort des patients atteints d’autres pathologies et dont le report des soins aura compromis leurs chances de guérison ou abrégé leur espérance de vie. Lorsque cette crise sanitaire aura pris fin, peut-être pourra-t-on en établir un bilan complet et objectif, débarrassé de toute arrière-pensée politique et de la fourberie des communicants…     

Loin de moi l’idée que les médecins seraient contraints à l’acharnement thérapeutique par le serment d’Hippocrate ; il est en effet des situations, avec ou sans Covid, où la question de la poursuite de soins douloureux pour le patient, accessoirement très coûteux pour la société, n’est plus pertinente et qu’il est préférable de tout mettre en œuvre pour assurer à ce patient une fin de vie aussi digne et aussi paisible que possible. Mais ce choix pris de concert entre le patient, s’il est en état d’y prendre part, sa famille proche et le corps médical ne devrait jamais dépendre d’un manque de moyens consécutif à des choix politiques fondés sur des critères purement économiques et comptables qui installent la pénurie au sein des services de santé. Une fois de plus, il faut bien admettre que ce raisonnement ne peut tenir dans des pays où la pénurie règne dans la plupart des domaines du fait de l’état de pauvreté générale, bien que nous ayons au moins un exemple de pays pauvre où le système de santé est doté de moyens remarquables : il s’agit de Cuba dont le PIB par habitant n’était pourtant que de 8433 USD en 2017, à comparer aux 38415 USD de la France.

Arrivé à ce stade de la réflexion, revenons sur le problème fondamental du prix de la vie. Puisque l’incurie de nos dirigeants confronte parfois les médecins à ces choix douloureux, alors sur quels critères s’appuyer ?

Pour guider cette réflexion, plaçons-nous dans la situation d’un navire qui va sombrer et sur lequel les moyens de secours et les procédures de sauvetage se sont révélés inadaptés, le naufrage s’étant lui-même produit suite à des décisions inconséquentes du commandant. L’exemple du Titanic est connu de tous. Au plan des équipements de ce navire, rappelons que le nombre et la capacité des canots de sauvetage ne permettaient pas d’évacuer la totalité des passagers et membres d’équipage, situation qui était encore très fréquente au début du XXème siècle. Dans ces conditions, à partir du moment où la rencontre du navire avec l’iceberg allait provoquer son naufrage, il fallait bien faire des « choix difficiles » : quelles étaient les vies qui seraient sacrifiées et lesquelles tenterait-on de sauver ? Eh ! bien, comme pour le Covid, ce sont les êtres humains considérés comme les plus fragiles qui auront la priorité pour embarquer sur les chaloupes, mais là, ce seront les femmes et les enfants, pratique fondée sur l’importance que l’on accorde généralement à ces deux catégories pour la survie de l’espèce. Cette règle n’a pas toujours donné les résultats escomptés, mais elle fonctionna pour le Titanic : la proportion de femmes et d’enfants sauvés fut supérieure à celle des hommes. Notons au passage, et personne ne s’en étonnera, que la proportion de pertes humaines dans cette catastrophe a été nettement plus importante chez les passagers de troisième classe que pour ceux des classes supérieures. En ce qui concerne le comportement du commandant, nous savons qu’il avait reçu des messages d’autres navires l’avertissant de la présence de nombreux icebergs dans le secteur de Terre-Neuve ; pourtant, la décision avait été prise de maintenir une vitesse élevée pour tenter de battre le record de la traversée de l’Atlantique nord à l’occasion de ce voyage inaugural en avril 1912 du tout nouveau géant des mers, réputé par ailleurs insubmersible… Mais la compagnie White Star Line qui espérait tirer profit d’un tel record pour son image a subi au contraire un désastreux effet boomerang avec ce naufrage et ses quelque 1500 victimes.   

Cet exemple montre parmi bien d’autres que des circonstances exceptionnelles, de mauvaises décisions ou encore des négligences, peuvent conduire, ici dans la marine, mais aussi dans les systèmes de santé comme nous l’avons vu, à se poser une question qui, dans l’absolu, est totalement indécente : peut-on définir une hiérarchie dans un groupe d’êtres humains qui conduise à accorder à la vie une valeur différente aux uns ou aux autres selon des critères de classement tout aussi indécents et humainement inacceptables que la question elle-même ?

Certains répondent « oui » alors que la morale la plus élémentaire devrait nous faire dire « non » dès lors que le respect absolu de la vie humaine conduit à poser que toutes les vies se valent. Mais les tenants du « oui » pensent au contraire que dans notre société matérialiste, il faut accepter de donner un prix à la vie humaine selon l’utilité de chacun. C’est ainsi que l’on a pu entendre un député dire à propos des personnes âgées sur une radio il y a quelques jours, que ces « gens sont peut-être inutiles socialement » ; comprenons au passage, mais cela va sans dire, qu’elles représentent en plus une charge pour la société. Ce personnage, dont le propos était plus qu’inquiétant venant d’un élu, a pourtant semblé voir les conséquences de son énormité, puisqu’il a lui-même fait allusion à son âge, mais a sans aucun doute considéré in petto qu’il bénéficiait de ce prudent « peut-être » et échappait donc à l’infamie d’être socialement « inutile ». Il est tout aussi déconcertant de noter que ni l’animateur de cette émission, ni aucun des autres participants, n’ont jugé bon de reprendre l’élu sur l’incongruité de son point de vue et n’ont noté que serait également concernée cette part de la population qui s’appelle jeunesse et dont on pourrait croire qu’elle est tout aussi inutile, et également une tout aussi lourde charge pour la société, tant que diplômes, qualifications et autres savoir-faire ne sont pas obtenus pour permettre à leurs détenteurs d’entrer dans la vie dite « active » où, produisant enfin de la richesse, ils deviendront « utiles » à la société. Au fond, il n’y aurait que le gros tiers productif de la société qui serait socialement utile si l’on extrapole un tant soit peu le discours de cet élu ; à condition toutefois de ne pas faire partie des chômeurs !

Tout cela n’a évidemment aucun sens.

La société se partage effectivement en trois parties qui correspondent à trois phases de la vie : la jeunesse qui apprend, les adultes qui sont en emploi et ceux plus âgés qui vivent du versement de revenus de pension ou de rentes. Le groupe de ceux qui sont en apprentissage représente le potentiel humain destiné à apporter progressivement de nouveaux effectifs au   deuxième groupe, encore le plus nombreux de la population et qui produit l’essentiel de la richesse, mais qui va à son tour fournir peu à peu les effectifs du troisième groupe, celui de ceux dont l’activité n’est plus soumise à des contraintes temporelles fortes, telles que le respect d’horaires de travail, et qui peut au contraire organiser son temps et ses activités avec une grande liberté.

Les individus de ce troisième groupe sont-ils « socialement inutiles » ? Affirmons tout d’abord que s’ils l’étaient vraiment d’un point de vue comptable et matérialiste en n’apportant plus aucun supplément de richesse à la société, cela ne changerait rien au respect qui leur est dû : si ces personnes apprécient l’oisiveté, alors qu’elles en profitent en paix car au cours de leur vie professionnelle elles ont apporté leur concours au développement de la société tout en réservant une fraction de leurs revenus d’activité afin d’en disposer librement au cours du troisième temps de leur vie. Mais en réalité, le rôle social de ces personnes prend des formes si nombreuses que l’on ne peut les citer toutes ! Au sein des familles tout d’abord, le rôle des grands parents est souvent appréciable pour aider les parents qui sont en emploi à s’occuper de leurs enfants scolarisés ; au sein des associations – en ces temps de pandémie plus que jamais pour l’aide au plus démunis – le rôle des retraités est souvent irremplaçable ; l’élu que cet article tacle gentiment montre par ailleurs que le rôle des « seniors » en politique reste déterminant ; mais il l’est aussi dans le domaine des arts et des spectacles ; enfin, les personnes du « troisième âge » sont aussi des consommateurs de culture, de voyages et de toutes sortes de choses qui génèrent de l’activité chez ceux qui sont encore en emploi.

*

Il est temps de conclure sur cet exposé, au moins provisoirement, et personne ne se plaindra que je le fasse en présentant une rapide synthèse des étapes de ma réflexion. Je n’ai pas discuté le terme « bonus » utilisé par le Professeur Lescure, mais j’y reviendrai dans une prochaine chronique !  

Rappelons-nous d’abord le sujet posé sous la forme de cette première question : la vie a-t-elle un prix ? Si oui, ce prix varie-t-il en fonction de paramètres tel que l’âge ou l’utilité sociale des individus considérés ? Par conséquent, doit-on considérer qu’étant inégaux à l’aune de tels critères, les moyens à mettre en œuvre pour prodiguer des soins de santé peuvent être proportionnés au prix que l’on aurait ainsi attribué à chaque vie ?

Les réponses à ces questions sont toutes négatives : la vie n’a pas de prix, toutes les vies sont d’égale importance et la prise en compte de l’âge ou de « l’utilité sociale » d’un individu est particulièrement déplacée lorsqu’il s’agit de lui éviter une mort prématurée. Devant cette évidence, le Serment du médecin énumère en toute logique un vaste ensemble de considérations qui ne sauraient s’interposer entre le devoir du médecin et son patient.

Le médecin peut-il être pour autant confronté à des « choix très difficiles » dans sa manière de prendre en charge un patient ? La réponse est « oui », mais pour des raisons purement médicales ; en revanche, de tels choix ne sauraient lui être imputés s’ils sont rendus inévitables suite à un manque de moyens résultant lui-même de l’impéritie de ceux qui sont en charge de gérer les services de santé et qui doivent alors endosser la responsabilité de leurs décisions quand elles ont conduit à des pertes prématurées de vies humaines.

Bertrand

File d’attente

File d’attente

Je vous livre aujourd’hui un souvenir qui nous rappelle la richesse que peut avoir notre vie lorsqu’elle n’est pas recroquevillée sur elle-même par la volonté de cette funeste pandémie et de ceux qui nous privent d’accéder aux musées, ces lieux où s’exposent la beauté et le génie humain.

*

Il n’est que neuf heures et demie du matin. Pourtant, à la sortie du métro Champs-Élysées, je sens que la chaleur de l’été s’est déjà bien installée pour la journée.

Avant même d’avoir traversé l’avenue Winston Churchill, j’aperçois de l’autre côté la longue file qui s’est formée devant le Petit Palais. Comme je m’y attendais, il va falloir piétiner un sacré moment avant d’accéder à l’exposition temporaire sur Les impressionnistes à Londres.

Avant de remonter la longue file pour prendre rang, j’aperçois l’homme en costume sombre qui laisse entrer les visiteurs au compte-gouttes et me dis que ceux qui sont comme moi déjà en possession de leur billet ne seront peut-être pas obligés de faire la queue :

  • Mais non Monsieur, désolé, pas de coupe-file, même pour ceux qui ont leur billet.

Trois minutes de perdues qui pourraient me coûter dix minutes d’attente supplémentaire pour peu qu’une dizaine de personnes aient rejoint la file entre temps ! C’est toujours comme ça, la perspective de devoir attendre nous fait calculer, évaluer, supputer le temps que l’on a perdu ou que l’on aurait pu gagner si on avait fait ceci ou cela. Et une fois que l’on a fini de maugréer et que l’on s’est résolu à devoir piétiner dans la file, on essaie régulièrement d’évaluer le temps qui reste avant de toucher au but. Je repère alors celui des gros candélabres bordant l’allée qui est situé le plus près du préposé en costume noir et me dis que ceux qui sont maintenant rendus à ce niveau ont bien de la chance. Je me donne volontairement un temps d’attente plutôt pessimiste de quarante-cinq minutes pour accéder à l’exposition, espérant ainsi avoir le plaisir de noter que je n’en aurai finalement mis que quarante…   

Une fois installé mentalement et physiquement dans cette nécessité, une question se présente très vite à mon esprit : que faire pour ne pas trop perdre ce temps d’attente ? Je m’arrête à la première idée venue en décidant de me réciter quelques poèmes ; il faut le faire assez régulièrement, sinon ça peut devenir compliqué de reconstruire le puzzle des mots…

« Pour que sourie une fois encore … », non … « encore une fois Jean-Baptiste

Sire je danserais mieux que les séraphins… »

  • Pardon ? Oui Madame, c’est bien la file pour les impressionnistes… Depuis combien de temps ? Disons un bon quart d’heure… C’est ça, comptez une petite heure… Oui, c’est sûr, en arrivant très tôt, l’attente sera moins longue. Bonne chance pour demain !

Tiens, on avance d’un seul coup sur au moins cinq ou six mètres. Ce sont des moments réconfortants dans une file d’attente, comme des bouffées d’oxygène. Mais à nouveau, on ne bouge plus et le temps paraît passer plus lentement.

Du coup cette dame a coupé court à ma tentative de récitation de poèmes et mon regard se porte maintenant sur l’architecture du Petit Palais, petitesse toute relative car sans son grand frère sur l’autre côté de l’avenue, il pourrait mériter un qualificatif beaucoup plus avantageux avec ses deux rangées de colonnes ioniques qui encadrent une entrée monumentale surmontée de trois archivoltes reposant elles-mêmes sur des colonnes ioniques. Certains architectes ont dû connaître en 1900 bien des satisfactions à disposer de moyens aussi généreux de la part des maîtres d’ouvrage et à pouvoir de la sorte envisager des partis architecturaux aussi somptueux.

Trois pas en avant…

Mais il y a de la resquille dans l’air ! Venant sans doute rejoindre son amie, une très avenante personne vient de se glisser dans la file à deux mètres devant moi. La nouvelle venue porte une tenue adaptée à la température ambiante : petit short blanc moulant mais pas indécemment court avec une gracieuse descente vers une paire de sandales d’un bleu-clair qui semble assorti au vernis à ongles des orteils. Les talons des chaussures sont suffisamment hauts, mais sans excès, pour mettre en valeur le galbe parfait des mollets de la jeune femme. Tout là-haut, les cheveux auburn noués en chignon dégagent un cou très gracieux posé sur deux épaules à la douce peau ambrée agrémentée des fines bretelles d’un simple débardeur noir. Il ne se passe pas deux minutes avant que notre Vénus callipyge ne sorte son téléphone portable, délaissant la conversation qu’elle avait tout juste entamée avec son amie présumée, laquelle se retrouvant pour ainsi dire seule, se met également à « pitonner » sur son téléphone comme disent les Québécois. Je jette un coup d’œil circulaire sur les gens autour de moi et évalue que deux personnes sur trois font la même chose.

Deux pas et demi en avant…

Retour vers les belles gambettes. Je me dis que le moment passé dans cette file a décidemment un coté très esthétique passant de la contemplation des prodiges architecturaux de Charles Girault à celle des plus belles réussites que la nature puisse nous offrir. Tout cela fait que l’heure tourne et la file continue sa progression en accordéon. Encore un peu de patience, nous avons – et je dis « nous » parce que nous avançons à quatre de front – presque atteint ce lampadaire repéré à mon arrivée. Curieux de voir comment la file se densifie à l’approche du moment de la délivrance : chacun veut être sûr de faire partie du prochain paquet de visiteurs que l’homme en noir laissera pénétrer dans le musée. L’avance se fait donc de plus en plus saccadée : un seul pas en avant, mais à fréquence plus élevée, conséquence de l’augmentation de la densité de la file.

Un pas en avant…

Ça y’est, nous voilà au niveau du lampadaire, repère matériel et spatial, et passant devant, je regarde instinctivement ma montre, repère matériel et temporel, pour constater avec dépit que j’avais déjà passé quarante-cinq minutes dans cette file d’attente, soit l’estimation que je croyais pessimiste alors qu’il reste bien encore cinq minutes avant d’atteindre l’entrée du musée.

Je sais néanmoins que je ne penserai plus à cette trop longue attente au cours de ma déambulation dans les salles consacrées à l’exposition…

*

Dans Un conte cosmique, premier chapitre de NEMESIS, l’Architecte de tous les mondes s’exprime ainsi en parlant des humains (p.36) :

Ils démontraient aussi des qualités étonnantes pour représenter à leur manière le monde qui les entourait, produisant des objets, des dessins, des peintures, des sculptures et des constructions audacieuses qui révélaient un sens aigu de la beauté et de l’harmonie des formes et des couleurs. J’avais voulu que l’Univers soit d’une beauté incomparable ; or je constatais que les humains étaient également préoccupés par cette recherche de la beauté et qu’ils obtenaient des résultats admirables. Ainsi avaient-ils très tôt inventé l’art.

            Bertrand