Attestation dérogatoire en poche et dûment complétée, j’effectuais dimanche après-midi une marche devenue quotidienne dans ce quartier résidentiel de banlieue aux rues presque désertes sans avoir besoin de me mettre en apnée au passage de ces voitures dont je ne supporte pas l’odeur des émanations de leurs moteurs diesels, puisque de voitures il n’y en avait pour ainsi dire pas ! Tout en marchant d’un pas alerte, j’admirais le miracle sans cesse renouvelé de la nature qui transforme doucement chaque plante, chaque arbre et chaque arbrisseau, agrémentant les parterres et les arbres de mille fleurs délicates, tandis que de nouveaux feuillages naissants aux verts tendres commencent à égayer les ramures sombres et austères de l’hiver…

Puis j’ai soudain noté quelque chose d’inhabituel dont je n’avais pas vraiment pris conscience les jours précédents : tout ce que voyais, de près ou de loin, me paraissait plus net, plus lumineux, plus contrasté, comme si ma perception visuelle s’était miraculeusement améliorée, à tel point que je n’avais pas le souvenir d’avoir jamais fait une telle constatation depuis mon arrivée dans cette banlieue, au début des années soixante-dix !  

Pourtant, cette sensation de vision « augmentée » ne m’était pas inconnue ; très vite, mes souvenirs me firent remonter le temps et me ramenèrent d’un coup d’ailes sur une terre antipodaire où je m’étais posé en ce jour de septembre 1996 et où je passerais six années de ma vie. Dès les premiers jours, j’avais alors remarqué l’extraordinaire transparence de l’air et cette luminosité incomparable qui me faisait voir les choses avec tant d’acuité. Au cours de cette marche « déconfinée » dans ma banlieue, je me suis également souvenu de ma toute première escapade vers l’île des Pins avec mon ami Maurice, ébloui que j’étais par les couleurs éclatantes du lagon que nous survolions, par la blancheur des plages qui ceinturaient les îlots, contrastant avec le vert foncé des pins colonnaires qui les bordaient et dont on pouvait distinguer de loin la silhouette si particulière. Je fis également dès le premier week-end l’ascension de ce promontoire au nom étrange de Ouen Toro. De cet endroit, j’avais une vue imprenable sur la plage de l’Anse Vata avec sa promenade, ses quelques hôtels et un peu plus au large, sur l’île aux Canards et sur l’îlot Maître. La perception si limpide de ce paysage de rêve m’incita à prolonger ma pause avant de redescendre afin d’observer le soleil déclinant. A l’image de tout le reste, la ligne d’horizon était d’une grande finesse, surmontée de quelques nuages cumuliformes très épars, une situation idéale pour un pilote de voltige… Le disque solaire rougeoyant qui avait lui-même des contours très nets touchait maintenant la ligne d’horizon, et le voyant sombrer peu à peu dans l’océan Pacifique, je fis un petit calcul mental qui me fit prendre conscience qu’entraîné par la rotation de la terre, je reculais à une vitesse de quelque 1500 km/h, sans rien sentir pour autant, puisque tout ce qui m’entourait était entraîné à la même vitesse, y compris l’air si pur dans lequel je respirais. A l’instant où disparaissait l’ultime calotte solaire, j’avais espéré observer ce rayon vert magique, mais sans succès !

Revenant à la réalité de ma promenade dominicale, je compris que nous vivions en ce printemps 2020 un moment étrange qui, par l’invasion d’un virus meurtrier, nous donnait à voir ce que nous n’avions jamais vu de mémoire d’homme dans nos régions urbanisées, habituellement soumises à une vie trépidante, envahies par le trafic incessant de nos véhicules routiers, soumises à des milliers de mouvements d’avions et plongées dans une pollution permanente qui finit par provoquer, bon an, mal an, bien plus de morts prématurées que le redoutable virus.

Et constatant la situation inédite que nous vivions, qui avait depuis quelques semaines mit un coup d’arrêt à nos habitudes de consommation excessive pour laisser la place à un mode vie plus frugal et dans lequel les humains avaient retrouvé le temps de vivre, je me mis à rêver d’un monde nouveau qui nous offrirait un air purifié, qui nous ferait voir les arbres et les fleurs comme je les avais vus dans la passé sur ce Caillou lointain, qui nous ferait à nouveau entendre le chant des oiseaux et où nous aurions enfin retrouvé la maîtrise de notre destinée, devenus sourds aux injonctions de la publicité et renouant avec le progrès humain, celui qui donne la priorité à notre santé et bannit tout ce qui pourrait la compromettre. Pour l’heure, ce rêve a pris corps, le temps de la mise en sommeil de notre société marchande, mais paradoxalement, il s’accompagne aussi du cauchemar de cette pandémie mortelle.

Sacrifiant à la coutume maintenant bien établie de vous offrir un extrait de mon essai, j’ai choisi ce passage du préambule :

Les conditions qui ont permis à la vie telle que nous la connaissons de se développer sur Terre sont le fruit d’un extraordinaire hasard. Il est tout aussi extraordinaire que l’environnement dans lequel nous puisons toutes nos ressources pour vivre ait l’élégance de nous offrir en prime le spectacle sans cesse renouvelé de couchers de soleil somptueux, de montagnes à la blancheur éclatante, de vagues qui n’en finissent jamais de se fracasser sur des côtes rocheuses ou au contraire, de mourir paresseusement sur des plages de sable fin… Ne serait-il pas criminel d’abîmer tant de beauté et de gaspiller sans retenue des ressources que nous savons limitées ?

Bertrand