La nuit n’assombrit pas que tout l’espace dont elle s’empare, parfois elle assombrit aussi nos pensées, surtout quand le sommeil se fait attendre. Mais depuis bientôt cinq longs mois, ce sont très souvent les mêmes pensées qui reviennent, alimentées au jour le jour par des récits et des images sur lesquels il est difficile de mettre des mots. Comment en effet parler de l’indicible ? Après les évènements du 7 octobre 2023 nous avons compris comment le choix des mots peut constituer un exercice périlleux, à tel point que la polémique peut naître non seulement des mots qui ont été utilisés, mais aussi de ceux qui ne l’ont pas été ! Pourtant, dans l’obscurité silencieuse il faut absolument les trouver ces mots car vos neurones miroirs l’exigent, ces neurones de l’empathie pris d’une indigestion de compassion au point d’être envahis par la nausée. Et il est vrai que ces mots, choisis un à un, mettent un peu de baume sur nos pensées les plus sombres. Pour ne pas perdre ces mots, le projet de les consigner par écrit quand le jour reviendra semble alors s’imposer. Projet dont l’exécution est néanmoins sans cesse retardée car chaque jour qui passe ajoute son cortège de souffrances au drame qui se déroule sous les yeux du monde entier, lui donnant un caractère toujours plus atroce et plus insoutenable.  

Pourquoi donc avoir attendu aujourd’hui pour coucher noir sur blanc ces terribles pensées nocturnes ? Sans doute parce que l’horreur a désormais atteint un degré de barbarie que l’on peut aujourd’hui clairement percevoir : le peuple palestinien est confronté à la pire des tragédies, à savoir sa propre disparition.

Alors, venons-en à ces mots qu’il faut bien finir par prononcer et écrire.

Mais il y a d’abord les chiffres, ceux de la mort, des chiffres qui battent tous les records de ces dernières décennies : en ce début du mois de mars 2024, ils seraient plus de 30 000 à avoir péri sous les bombardements, soit 1,36% de la population de Gaza. Ce nombre de morts, répertoriés par le Hamas, enterrés à la va-vite, sans sépultures et parfois non identifiés, n’incluent pas les quelques milliers de Palestiniens qui ont succombé sous les décombres d’immeubles touchés par des missiles ou des bombes et qui se sont effondrés comme sous l’effet d’un violent tremblement de terre ; cette situation est d’ailleurs attestée par des témoignages qui font état de l’odeur de mort due à la décomposition des cadavres qui emplit l’air dans certains secteurs de Gaza. Mais il y a aussi les blessés : sont-ils 100 000, 200 000 ou plus encore ? Des éléments crédibles permettent de se faire une idée de l’importance des victimes, comme cette enquête qui indique que près des deux tiers des habitants de Gaza ont un proche, ami ou famille, qui a été tué ou blessé depuis le 7 octobre 2024, ce qui correspond à environ 1 400 000 personnes sur une population du ghetto qui était de 2 200 000.  

Pour rester encore un instant sur les chiffres, osons quelques comparaisons. 

Entre 1940 et 1945, la Seconde Guerre mondiale a fait 541 000 morts en France pour une population de 40 690 000 (chiffre de 1940), soit 1,33% de la population. Nous sommes actuellement à 1,36% pour Gaza et ce chiffre risque fort d’augmenter encore, mais il aura été atteint non pas sur une période de cinq ans, mais de cinq mois seulement. Il s’agit donc d’un massacre d’une violence inouïe. A ce rythme, la Seconde Guerre mondiale aurait tué 16,3% de la population française en cinq ans, soit 6,64 millions de personnes ! Ou encore, c’est comme si la France d’aujourd’hui – 67 millions d’âmes – était engagée dans un conflit majeur et avait à déplorer près d’un million de tués et plusieurs millions de blessés au bout de cinq mois de guerre ! 

Au cours de la Première Guerre mondiale, 1,7 millions de Français sont morts à cause de ce conflit pour une population qui était de 39,6 millions en 1914, soit un ratio de 4,3%, ce qui est en effet énorme. Mais sur une durée de 48 mois, cela donne 0,90/00 par mois et sur cinq mois, 0,45%, soit un rythme moyen trois fois inférieur à celui constaté à Gaza depuis le 7 octobre 2023. Les Israéliens commettent donc dans le ghetto une véritable boucherie qui touche de surcroît surtout des civils, pire encore une majorité de femmes et d’enfants. 

Le constat est atterrant : aucun conflit des XXe et XXIe siècles n’aura tué en si peu de temps une telle proportion d’une population. Il s’agit également de massacres qui auront provoqué en moyenne plus de morts au quotidien que tous les conflits du XXIe siècle, soit plus de 200 morts par jour pour une durée de 150 jours.

D’un autre côté, impossible dans le contexte actuel de ne pas établir une comparaison avec le conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine. Le chiffre des victimes est difficile à établir, d’un côté comme de l’autre, ceux fournis par les autorités étant sujets à caution. Oxfam donnait cependant le chiffre moyen de 44 tués par jour en Ukraine à la date du 12 janvier 2024. A la lecture de ce chiffre, Poutine fait pâle figure à côté de Netanyahu, d’autant que ces 44 victimes quotidiennes concernent une majorité de combattants et se rapportent à une population de 43,2 millions d’habitants contre plus de 200 victimes en majorité des civils et pour une population de seulement 2,2 millions dans le ghetto de Gaza ! L’appétit de l’Ogre du Kremlin est encore très loin d’égaler celui du Monstre d’Israël. 

Devant de telles situations et de tels bilans, on peut s’étonner de l’incohérence des gouvernements occidentaux qui ont fait le choix d’une fourniture massive d’armements au plus faible dans la guerre Russie-Ukraine, mais au plus fort dans le conflit israélo-palestinien. Choix d’autant plus ignoble que le rapport des forces en présence est relativement équilibré dans le premier cas alors qu’il est totalement disproportionné entre les forces israéliennes et palestiniennes au point que l’on ne peut plus considérer qu’il s’agit d’une guerre, mais bien d’un processus de génocide froidement mis en œuvre par le Monstre qui a ordonné à ses militaires de massacrer des civils sans défense, de priver la population de Gaza des produits essentiels à leur survie – eau, nourriture, électricité, médicaments -, de détruire hôpitaux, écoles, mosquées, églises, bâtiments administratifs et habitations par milliers, toutes privations ou destructions qui induisent d’autres pertes de vies dues à l’impossibilité de soigner blessés et malades et visent à affamer la population.

Et en effet, de jeunes enfants commencent à mourir de faim à Gaza et les parents suivront si rien n’est imposé à Israël pour laisser pénétrer librement une aide humanitaire massive dans le ghetto et faire taire les armes. Bien sûr, de trop nombreux enfants meurent également de faim chaque jour dans certains pays, en Afrique notamment, pour des raisons diverses : mauvaises récoltes, instabilité politique et sociale, exactions de seigneurs de guerre qui confisquent à leur profit l’aide alimentaire, etc. Mais la situation de Gaza a cela de particulièrement atroce que c’est un gouvernement prétendument démocratique qui soumet délibérément toute une population à des privations destinées à provoquer la mort de dizaines de milliers d’êtres humains qui disposaient il y a quelques mois encore du minimum vital.    

Ce constat nous ramène aux réflexions présentées dans ma précédente chronique, à savoir que l’action du Monstre et de son armée répond aux critères de génocide définis dans la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » datant de 1948 et ratifiée par 153 États dont Israël et les États-Unis. Examinons un à un les cinq alinéas de l’Article II de la Convention qui définissent le terme de génocide.

« Génocide signifie que l’une des actions suivantes est commise en vue de détruire partiellement ou totalement un groupe national, ethnique, racial ou religieux comme :

  1. Meurtres de membres du groupe ;
  2. Atteintes graves à l’intégrité physique ou mentale de membres du groupe ;
  3. Infliger délibérément des conditions de vie au groupe visant à entraîner sa destruction physique partielle ou totale. 
  4. Prendre des mesures destinées à entraver les naissances au sein du groupe ;
  5. Transférer de force des enfants du groupe à un autre groupe. » 

Seul le dernier critère n’est pas rempli, mais rappelons qu’il suffit d’un seul de ces critères pour qualifier une action de génocide. 

Les critères a), b) et c) sont en revanche clairement satisfaits. 

Quant au d), il l’est en ce sens qu’une forte proportion de femmes sont tuées ou ne peuvent accoucher en sécurité du fait que hôpitaux, ambulances et personnels soignants sont visés par les tirs de Tsahal et que matériel médical et médicaments ne parviennent plus dans le ghetto. 

Remarquons que les qualifications de crimes de guerre (comme s’attaquer à des populations civiles et des objectifs non militaires, mais aussi à des prisonniers de guerre et à des blessés) et de crimes contre l’humanité(attaque généralisée et systématique contre une population civile) correspondent également aux actions ordonnées par les dirigeants d’Israël à son armée. Ces qualifications pourraient également concerner les combattants palestiniens du Hamas engagés dans l’attaque du 7 octobre. 

Dans cette tragédie, plusieurs dirigeants politiques occidentaux devraient être poursuivis, avec les dirigeants israéliens, par la Cour pénale internationale en tant que complices pour avoir livré des armes à Israël qui ont été utilisées pour accomplir les massacres. 

Avant de conclure, j’aimerais réitérer un dernier commentaire sur l’une des conséquences de ce drame : comment celui que j’ai nommé le Monstre peut-il agir de la sorte sans percevoir qu’il a d’ores et déjà compromis le potentiel de compassion qu’avaient obtenu tous les juifs depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ? Il démontre stupidement que les dirigeants juifs d’Israël sont eux aussi capables de commettre les pires atrocités au point de commettre eux aussi un génocide ! Comment pourra-t-il continuer à s’insurger contre l’antisémitisme quand il en est le premier promoteur de par les réactions que ses actes vont provoquer sur un grand nombre d’individus ? Et que dire des chefs d’État qui lui apportent leur soutien ? Après l’Holocauste, n’avait-on pas dit « Plus jamais ça » ?

En conclusion, et après avoir choisi des mots pour qualifier les exactions et leurs auteurs, je voudrais redire à quel point nombre de dirigeants de ce monde portent au désespoir et sont une honte pour l’humanité. Certes les citoyens des démocraties ont, après tout, les dirigeants qu’ils méritent puisqu’ils les ont élus … enfin plus ou moins bien et plus ou moins librement. Mais il faut alors s’interroger sur l’apport de ces démocraties imparfaites à la civilisation humaine quand on peut constater que les démocraties occidentales peuvent être auteurs ou complices de crimes qui rivalisent de barbarie avec ceux commis par des régimes totalitaires. 

Merci d’avoir lu cette sombre chronique jusqu’au bout. Vous serez sans doute peu nombreux à l’avoir fait, mais peut-être que certains d’entre vous auront eux aussi envie d’exprimer leur compassion pour cette population qui n’a d’autre avenir que la perspective de mourir d’un instant à l’autre. 

Bertrand