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La CCC, prélude d’un monde nouveau?

La CCC, prélude d’un monde nouveau?

Je reconnais très humblement avoir fait une lecture en diagonale des 150 propositions de la Convention citoyenne sur le Climat (CCC). Toutefois, ce ne sont pas les détails de chaque proposition qui importent dans la perspective de ce billet comme vous pourrez le constater.

De prime abord, je reste un peu sur ma faim. Le produit livré ressemble à un inventaire à la Prévert dans lequel on découvre une myriade de mesures ou mesurettes pouvant avoir un impact positif sur l’environnement, sans toutefois les raccrocher à un tronc solide qui, par dichotomies successives, se diviserait en branches et en rameaux. Avec cette métaphore adaptée à une problématique essentiellement environnementale, il faudrait aussi parler du sol dans lequel plongeraient les racines de ce que j’appellerai « l’arbre du bien-être ».

Celui-ci doit disposer d’une base contenant les éléments nutritifs fondamentaux nécessaires à son développement. Cette base est, bien sûr et avant tout, populaire. Notre arbre ne saurait se développer sans l’existence très majoritaire au sein de la population d’une volonté de faire naître un système de valeurs qui tourne résolument le dos à celles du système actuel. Autrement dit, ce bien-être ne pourra prospérer qu’à la condition de remplacer la primauté au marché, à la croissance et aux profits par des valeurs humanistes de respect de la vie sous toutes ses formes, de partage et d’entraide, et que la devise de notre République, liberté, égalité, fraternité, devienne une réalité convaincante. Les valeurs dont je parle sont la sève de cet arbre symbolique ; sans elles, il ne peut que végéter et dépérir. Pour dire les choses simplement, le monde nouveau ne pourra naître et grandir sans une volonté populaire affirmée, et traduite au plus haut niveau dans un vaste projet politique de progrès humain.

J’ajoute que ce changement de paradigme doit être donné en exemple et soutenu bien au-delà de nos frontières, car l’avènement d’un monde nouveau ne peut atteindre sa plénitude que s’il se développe à une échelle mondiale. L’évolution du climat en est la meilleure preuve : si les actions en faveur du climat se cantonnent à quelques pays de taille moyenne, l’impact restera insuffisant pour atteindre par exemple les objectifs de la COP 21. Mais il faut également considérer qu’un projet de société fondé sur la recherche obstinée du bien-être restera difficile à atteindre si trop de pays dans le monde continuent à bafouer les droits humains et les règles de l’Organisation internationale du Travail, à négliger toute forme de protection sociale ou encore à verser des rémunérations indignes. Tant qu’elles perdureront, de telles situations représenteront autant d’opportunités pour les affairistes de réaliser des profits grâce aux pays-usines à bas coûts, permettant de poursuivre cette division internationale du travail aux effets délétères, à la fois humains et environnementaux.  

 Loin de moi l’idée de dévaloriser l’important travail réalisé par des citoyens dont on ne peut que saluer la volonté de mener à bien un exercice qui nécessitait pour beaucoup d’entre eux de ne pas compter leur temps pour se familiariser avec des problématiques complexes. Pourtant, cela ne doit pas interdire de réagir à l’ensemble des propositions qui ont été faites, d’autant que le produit livré par la CCC n’a pas vocation à rester figé dans le temps, mais au contraire à susciter le débat d’idées dont sortira, espérons-le, un véritable projet de société capable d’emporter, le moment venu, l’adhésion du plus grand nombre de Français, à défaut d’emporter celle du pouvoir actuel.

 N’ayant pas participé à cette convention, je ne me permettrai pas non plus de critiquer la méthodologie qui a été mise en œuvre puisque je n’en connais pas la teneur. Je ne peux donc qu’évoquer une approche montrant comment elle aurait pu se construire sur la structure arborescente suggérée.

 J’ai déjà évoqué l’importance fondamentale de la sève fournie par les racines de l’arbre et du substrat nourricier dans lequel elles doivent s’enfoncer. Le tronc commun, c’est le bien-être de l’humanité, ce qui implique d’une part, de conserver un environnement compatible avec le maintien en bonne santé des humains, et d’autre part, de leur permettre d’accéder à la meilleure qualité de vie possible, deux éléments qui constituent les branches maîtresses de l’arbre du bien-être.  

 Ceci étant posé, le rôle de la CCC était a priori de « définir les mesures structurantes pour parvenir, dans un esprit de justice sociale, à réduire les émissions de gaz à effet de serre d’au moins 40 % d’ici 2030 par rapport à 1990 ». Cette façon qu’a eue le Premier ministre de définir la mission de la Convention indique d’entrée de jeu que l’objectif spécifique de réduction des gaz à effet de serre (GES) doit être associé à des « mesures structurantes », ce qui est très vague, mais implique me semble-t-il de réfléchir d’une manière générale à tous les aspects de l’organisation de notre société qui peuvent avoir un impact, direct ou indirect, sur les niveaux d’émission de GES. Or, plus on y réfléchit, plus on découvre que les domaines concernés sont nombreux, d’autant que le Premier ministre fait également référence à l’esprit de « justice sociale », ce qui élargit encore plus le champ d’investigations et de propositions de la CCC ! Il n’est donc pas étonnant que certains membres de la Convention aient proposé par exemple une nouvelle réduction du temps de travail (RTT) hebdomadaire à 28 heures ; il est en effet facile de montrer qu’une telle mesure pourrait avoir un impact sur les émissions de GES, ne serait-ce qu’au travers des déplacements domicile-travail qui diminueraient de 20% en passant à la semaine de quatre jours pour celles et ceux qui ne peuvent pas bénéficier du télétravail. Malheureusement, cette proposition essentielle de RTT n’a pas été retenue. Cela dit il eût été sans doute plus acceptable de proposer la semaine de 32 heures en quatre journées de huit heures, ce qui suivrait un rythme comparable aux deux précédentes RTT avec le passage à 39 heures en 1982, à 35 heures au 1er janvier 2002, soit une diminution du temps de travail hebdomadaire de trois heures environ tous les 20 ans si l’on se fixait 2022 comme échéance de passage aux 32 heures…

Réfléchir au problème de l’environnement requiert de s’interroger d’abord sur les causes fondamentales de la crise climatique et de la dégradation rapide et inquiétante de notre biotope. Rappelons au passage que nous pourrions très bien avoir un réchauffement du climat sans avoir en même temps des pollutions de l’air, de l’eau et des sols dangereuses pour la santé, ou une disparition massive d’espèces de la faune et de la flore sauvages.

 Afin de ne pas répéter les conclusions du GIEC, nous dirons simplement que le réchauffement climatique répond aux lois de la thermodynamique : l’agitation de plus en plus intense des humains dans l’atmosphère terrestre se fait au prix d’une augmentation constante de leur consommation d’énergies fossiles, laquelle libère des GES qui séquestrent une partie du rayonnement solaire en l’empêchant de se rediffuser dans l’espace. Il va de soi que le phénomène s’est encore aggravé du fait d’une augmentation exponentielle de la population mondiale au cours des cent dernières années : en 1800, cette population avait atteint péniblement un milliard d’individus depuis ses origines, tandis qu’elle s’était accrue de la même quantité entre 1999 et 2011, soit en 12 ans ! D’autres facteurs interviennent de manière cumulative : l’effet de serre dû à la libération massive de dioxyde de carbone (C02) provoque le dégel du pergélisol, lequel libère à son tour du méthane, un GES au potentiel de réchauffement 34 fois plus élevé que le CO2. C’est pourquoi il faut s’attendre à un effet d’emballement de la température moyenne de l’atmosphère ; et les informations qui nous parviennent en ce mois de juin 2020 font craindre le pire : des températures extrêmes de +38°C ont été relevées en Sibérie, une immense région dans laquelle le pergélisol représente des millions de km2. Au moment où nous subissons les conséquences catastrophiques de la pandémie du Covid 19, le risque se profile de voir le pergélisol libérer des virus inconnus et potentiellement dangereux.

  Bien que l’augmentation du C02 dans l’atmosphère ne soit pas directement nuisible à la santé, on voit donc que le réchauffement climatique qu’elle provoque peut être à l’origine d’une cascade de conséquences très dangereuses. Citons-en seulement quelques-unes en plus du risque lié au dégel du pergélisol: insécurité alimentaire provoquée par la sécheresse, déficit d’eau potable, fonte des glaciers entraînant la montée des eaux des océans, laquelle menace de submerger des archipels ou des deltas densément peuplés, tous phénomènes d’origine climatiques qui génèrent des flux migratoires avec ce que cela peut représenter comme souffrances pour les populations concernées ; et pour finir, sans que la liste soit exhaustive, des évènements extrêmes de plus en plus fréquents tels que cyclones et pluies torrentielles avec leurs lots de victimes et de dégâts matériels.

Mais l’utilisation de combustibles fossiles pour produire de l’énergie affecte aussi directement la santé des populations en émettant des particules fines et d’autres émanations qui sont mortifères. Ces pollutions de l’air provoquent des millions de morts prématurées dans le monde chaque année suite à des complications respiratoires et cardio-vasculaires. Les grandes métropoles, l’environnement des principaux ports marchands et des aéroports internationaux présentent des niveaux de pollution tellement élevés qu’une surveillance s’impose afin de limiter le trafic, mais routier uniquement, lorsqu’il y a des pics de pollution ; malheureusement, cela n’entraîne que très rarement des mesures durables pour résoudre ces problèmes à moyen ou long terme.

Nous venons de voir l’impact sur l’environnement et notre santé de l’utilisation intensive de combustibles fossiles. Mais on ne peut que regretter que la CCC ait oublié de rappeler que l’énergie nucléaire utilise également des combustibles extraits du sol et qu’elle produit beaucoup de déchets ayant la fâcheuse caractéristique de n’être dégradés ni dans l’environnement, ni par aucun procédé technique ; bien au contraire, ces déchets sont les pires de tous car ils imposeront leur présence à l’humanité pour des siècles, voire des millénaires ! Par ailleurs, cette technologie présente, on le sait, des dangers sans précédent pour les êtres vivants et interdit toute présence humaine pour des durées indéterminées dans de vastes territoires autour des sites de catastrophes nucléaires comme celles de Tchernobyl et Fukushima. La transition énergétique doit conduire à l’utilisation de sources d’énergie renouvelables, mais aussi non dangereuses. 

Poursuivons l’examen des autres atteintes à l’environnement provoquées par les activités humaines en évoquant d’autres pollutions qui touchent à la fois l’air, les sols et l’eau. Elles sont par exemple liées à certaines activités agricoles qui utilisent des intrants chimiques à fortes doses. En prévision de ce qui sera dit plus loin à propos des accords de libre-échange (ALE), soulignons le fait que notre agriculture utilise massivement des aliments pour bétail importées de régions éloignées comme l’Amérique latine. Outre le fait que le transport maritime nécessaire à ces importations rejette du CO2 et des émanations toxiques, les cultures qui fournissent ces aliments consomment également des produits sous forme d’engrais et de pesticides que nous ne contrôlons pas et qui sont souvent interdits en Europe. Dans ce secteur, il faudrait donc que chaque pays établisse un bilan entre ce qu’il consomme par exemple en pesticides pour ses propres cultures et ce qui est consommé à l’étranger pour la culture des produits importés. De plus, des cultures extensives comme les palmiers à huile en Indonésie et en Malaisie conduisent à la destruction de millions d’hectares de forêts primaires, tout comme celles du soja et de la canne à sucre en Amazonie qui, en plus, menacent d’extinction des populations indigènes déjà décimées par des siècles de colonisation. Il apparaîtrait alors comme une évidence que la protection de l’environnement et la diminution des GES dans le secteur agricole appellent à la recherche de l’autonomie alimentaire en recourant autant que possible à des solutions locales comme le pâturage pour la nourriture des bovins.  

Quelles que soient les activités concernées conduisant à des productions agricoles, industrielles ou de services, les mesures spécifiques pour rétablir les équilibres perdus et retrouver une harmonie entre la nature et les humains ne pourront avoir l’efficacité désirée dans le contexte actuel de la globalisation puisque celle-ci est fondée sur des « valeurs » qui s’opposent frontalement au bien-être du plus grand nombre au profit d’une minorité disposant de pouvoirs exorbitants grâce à sa puissance économique et financière. Par conséquent, sans le changement de paradigme évoqué supra, les propositions de la CCC, à supposer qu’elles soient vraiment mises en œuvre, produiront un effet relativement marginal sur l’environnement et plus encore sur le bien-être des populations. Mais elles pourraient néanmoins avoir d’autres conséquences plus fondamentales :

  1. D’abord placer le pouvoir actuel face à ses contradictions : on ne peut pas éternellement avoir un discours dans lequel l’importance donnée à l’environnement est affirmée tout en continuant une politique qui tourne le dos à cette orientation ; mettre en place la CCC et poursuivre la mise en œuvre du CETA, laisser la Commission européenne signer des accords de libre-échange et d’investissement tous azimuts (Japon, Singapour, Vietnam, Mexique…), poursuivre des négociations commerciales avec de lointains pays comme l’Australie et la  Nouvelle-Zélande, et avec le MERCOSUR dont le principal état membre est le Brésil de Bolsonaro, ou encore réactiver les discussions commerciales avec les États-Unis de Trump, autant de réalités qui vont radicalement à l’encontre d’un projet favorable à l’environnement. La CCC aurait d’ailleurs dû évoquer beaucoup plus largement et précisément ces ALE et les règles de l’OMC qui donnent la primauté au droit commercial, seule la renégociation du CETA étant spécifiquement demandée ; par ailleurs, la demande d’inscrire des clauses environnementales dans les ALE aurait dû être assortie de mesures contraignantes. Citons encore l’exemple des aides massives accordées par le pouvoir actuel au transport aérien et à l’industrie automobile suite à la tragédie du Coronavirus sans que ne soit envisagé un vaste plan de développement pour le transport intermodal de marchandises entre le rail et la route afin de réduire radicalement la circulation des poids lourds sur longues distances. La CCC a fait des propositions de cette nature, ainsi que de diminuer l’usage de la voiture individuelle. Il est en revanche dommage que l’objectif de réduction progressive des trajets domicile-travail n’ait pas été proposé dans le cadre d’un politique d’aménagement de nos territoires.
  2. Deuxième conséquence positive : le battage médiatique fait autour des travaux et du rapport de la CCC contribuera au renforcement de la prise de conscience environnementale des citoyens, les préparant à des prises de positions éclairées lorsque sera venu le moment de faire un choix de société en 2022. Le débat qui s’amorce en ce mois de juin 2020 autour de ce rapport devrait ainsi permettre de faire apparaître l’incompatibilité totale entre les objectifs environnementaux et l’idéologie néolibérale qui a conduit à tous les dérèglements que connaissent nos sociétés, et ils ne sont pas seulement climatiques !

Le plus grand mérite de cette Convention citoyenne n’aura pas été de faire des propositions originales et innovantes – elles étaient par exemple déjà presque toutes inscrites dans le programme de l’un des candidats à la dernière élection présidentielle – mais plutôt d’avoir établi une nouvelle synthèse par un ensemble de personnes ne se réclamant d’aucune appartenance politique.

Toutes les mesures proposées, dont l’efficacité est évidemment variable, sont autant de verts rameaux qui s’agenceront pour former la frondaison de l’arbre du bien-être avec ses deux branches maîtresses de la santé et de la qualité de vie réunies sur un tronc solide prenant sa nourriture sur des racines plongées dans un terreau fertile où les valeurs humanistes seront plébiscitées par une majorité de citoyens.    

Violences

Violences

Je vous avais parlé il y a peu de temps de liberté, ou plutôt des libertés, en soulignant que nous pouvions parfois renoncer à certaines d’entre elles pour préserver notre santé et notre sécurité.

L’actualité de ces derniers jours m’amène à vous parler maintenant de violence, ou plutôt des violences.

Le terme violence s’oppose à différents antonymes tels que douceur, calme ou paix. L’existence d’innombrables concepts antagonistes dans notre langage a pour origine cette caractéristique de la nature humaine, une nature duale faite de sentiments, de pensées et de comportements qui se contrarient sans cesse. Le réalisme nous conduit à reconnaître l’existence de cette confrontation permanente au sein de l’humanité entre forces du Bien et forces du Mal. Mais reconnaître ne veut pas dire se résigner à laisser le Mal submerger le Bien. Chacun d’entre nous doit faire un choix : de quel côté ai-je envie de me situer ?

S’agit-il d’un choix seulement moral ? Non, c’est aussi un choix pragmatique. Se mettre du côté du Mal peut parfois apporter quelques satisfactions à court terme, mais il faut toujours en payer le prix fort à plus long terme. Voilà qui peut nous faire penser à l’histoire du peuple des Troglodytes que Montesquieu évoque avec tout le talent qu’on lui connaît dans les Lettres persanes. Chaque individu de ce petit peuple se distinguait par une absence totale d’empathie à l’égard des autres membres de sa communauté, n’ayant pas d’autre idée que de chercher son avantage en toute chose, prêt à violenter ou tuer son voisin pour satisfaire ses besoins ou ses envies. A chaque épisode de l’histoire que raconte le Persan Usbek, auteur supposé de la lettre évoquant les mœurs épouvantables de ce peuple, il apparaît que telle mauvaise action, tel acte criminel ou telle absence de compassion finit par se retourner non seulement contre ses auteurs, mais aussi contre le peuple tout entier.

Quand une « maladie cruelle » vint à ravager leur contrée, un médecin d’un pays voisin se trouvant là réussit à éradiquer l’épidémie et à les sauver tous. Or, les Troglodytes refusèrent de lui donner une quelconque récompense pour son action salvatrice et il s’en retourna chez lui « accablé des fatigues d’un si long voyage ». Mais une seconde vague de la maladie apparut. Les Troglodytes n’eurent alors aucun scrupule à le solliciter pour qu’il les sauve à nouveau d’une mort certaine, ce que le médecin refusa catégoriquement, accusant ce peuple ingrat d’avoir « dans l’âme un poison plus mortel que celui dont (il voulait) guérir ».

Cette fable se poursuit dans la lettre suivante d’Usbek à son ami Mirza où l’on apprend que seules deux familles Troglodytes ont survécu à la catastrophe sanitaire. En tout différents des autres Troglodytes, ils furent à l’origine d’une nouvelle lignée qui donna naissance à une société où régnait la « vertu » ; entendons par là que leur comportement était pétri de valeurs d’entraide et de partage, de compassion et de respect, ce qui fut prodigieusement bénéfique à la prospérité et au bien-être de chacun dans cette communauté devenue exemplaire.

La morale de l’histoire est on ne peut plus claire : la violence sous toutes ses formes est une calamité pour les sociétés humaines. L’épisode de la « maladie cruelle » qu’eurent à subir les mauvais Troglodytes, et l’ingratitude dont ils firent preuve à l’égard de leur sauveur, nous ramènent aussi à ce que nous aurons vécu avec la pandémie du Covid-19 ! La violence institutionnelle des gouvernements néolibéraux successifs a fini par affaiblir les moyens des services de santé, dégrader année après année les conditions de prise en charge des patients et mettre hôpitaux et EHPAD dans une incapacité à faire face dans des conditions humainement acceptables à l’afflux de malades du Covid ; et si malgré tout, les soignants ont pu faire des miracles, ce n’est que grâce à leur dévouement et à leurs compétences, et non grâce aux moyens notoirement insuffisants dont ils disposaient. Verrons-nous maintenant les vilains Troglodytes qui nous gouvernent rester indifférents aux demandes de tous les « invisibles » qui ont permis au pays de ne pas sombrer face à la crise sanitaire ?

De toutes les violences dont est capable l’humanité, l’une d’elle mérite une attention particulière : il s’agit de cette violence institutionnelle qui vient d’être citée. Parmi les particularités de cette violence-là, notons qu’elle ne s’exerce pas contre un individu, mais contre la société tout entière, à l’exception bien sûr, au moins pour un temps, de ceux qui en sont les auteurs. Notons encore, qu’elle appelle à d’autres formes de violences, comme l’a si justement constaté Dom Hélder Câmara, ancien évêque de Recife ; il fut aussi un défenseur des pauvres et un opposant à la dictature des généraux (1964-1985). Voilà ce qu’il disait à propos de la violence :

« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’Hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.

La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.

La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.

Il n’y a pas pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

Ajoutons que la violence institutionnelle a encore ceci de particulier qu’elle peut être à faible bruit, souvent presque imperceptible. Quel média dominant viendrait vous parler de la « « violence » de telle loi qui, dans un alinéa discrètement introduit, va par exemple durcir les conditions imposées aux plus démunis pour bénéficier d’une aide, ou au contraire offrir une nouvelle niche fiscale pour permettre aux nantis d’alléger leur impôt ? Il y a des mots dont l’usage paraîtrait inconvenant dans ce genre de contexte ! Tout au plus pourra-t-on signaler quelques escarmouches verbales au Parlement lors de la discussion de tel ou tel article de loi. Ainsi, insensiblement ces lois aboutiront à un corpus législatif et réglementaire qui contribuera à augmenter les inégalités, induisant plus de précarité et de pauvreté pour un grand nombre de citoyens, et encore plus d’aisance pour une minorité déjà bien servie.

Cette violence qui était quasi invisible dans ses moyens finit donc par le devenir au niveau de ses effets, se traduisant concrètement dans la vie réelle des citoyens, provoquant le mécontentement devant la dégradation des conditions de vie : chômage pour les uns, stagnation des salaires pour les autres, dégradation continue des services publics, environnement de plus en plus délétère pour la santé, etc. La combinaison de tous ces effets conduit à la conséquence ultime la plus cruelle : celle qui réduit l’espérance de vie moyenne des victimes de cette violence institutionnelle. Bien sûr, dans un monde globalement riche comme le nôtre, ce n’est pas la violence révolutionnaire évoquée par Dom Hélder Câmara qui va surgir du jour au lendemain. Néanmoins, le mécontentement va se faire entendre au niveau des syndicats, des partis politiques d’opposition, voire de mouvements spontanés comme celui des Gilets jaunes. Alors, des mots d’ordre appelant à manifester vont venir de divers côtés, les syndicats pouvant aussi appeler à la grève. Tant qu’ils se dérouleront dans le calme, ces mouvements sociaux n’auront malheureusement que peu d’impact sur l’attitude du pouvoir. Beaucoup d’entre nous peuvent se souvenir par exemple des millions de citoyens qui ont défilé calmement pour protester, sans succès, contre les coups de canif successifs portés à notre régime de retraite. De même, de grandes manifestations pour la défense du climat ont commencé à se dérouler en France et par le monde sans que les gouvernants n’en tiennent compte, la Commission européenne poursuivant même sans relâche ses négociations avec de nombreux pays pour libéraliser et développer encore plus le commerce mondial, pourtant préjudiciable non seulement au climat, mais à bien d’autres aspects de notre vie comme on a pu le constater avec la crise du Covid-19.

Pourtant, les effets de la violence institutionnelle deviennent parfois tellement insupportables que certains individus vont basculer dans la violence de rue à l’occasion de manifestations. Sans atteindre un niveau révolutionnaire ou insurrectionnel, cette violence est apparue en France dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes et des manifestations contre le démantèlement de notre système de retraite, ou pour l’amélioration des conditions de travail et de la rémunération de nos personnels soignants. Dès lors, à la dégradation de certains lieux symboliques du pouvoir, va répondre une violence répressive inouïe contre les manifestants avec des atteintes à leur intégrité physique au moyen d’armes capables d’infliger des blessures de guerre : yeux crevés, visages défigurés, mains amputées, voire des blessures mortelles. Nous sommes alors dans la troisième forme de violence citée par l’évêque des pauvres. Elle a un but fondamental : permettre à la violence institutionnelle de se poursuivre « tranquillement » en dissuadant les opposants d’exercer leur droit constitutionnel de manifester.

Il y a des degrés dans toute forme de violence, et la violence policière qui se développe en France reste à des années-lumière de la violence militaire qu’a pu exercer un Augusto Pinochet contre son propre peuple afin de faire accepter par la terreur la stratégie du choc économique et social mise en œuvre sur les indications des « Chicago boys », individus tout imprégnés de la doxa ultra libérale théorisée par Milton Friedman. Mais l’idéologie est la même, celle qui confie au marché le rôle d’unique boussole pour orienter la société, ne laissant à l’État que ses fonctions régaliennes. Avec cette différence majeure toutefois : le pouvoir avait été pris par la force d’un coup d’État au Chili alors qu’il peut se prévaloir en France de sa légitimité, même si sa représentativité s’érode au fil du temps avec l’affaiblissement continu de la participation électorale.

Dom Hélder Câmara a-t-il pour autant raison de dire que la violence institutionnelle est « la mère de toutes les violences » ?  Que dire des violences familiales qui s’exercent contre les enfants ou les femmes, de la violence irresponsable qui tue sur les routes, de la violence raciste et de toutes les formes de violence exercées par des individus contre d’autres individus ? Parmi toutes ces violences, celles qui sont associées au statut social sont assurément nombreuses : au cours de la période de confinement instaurée pour lutter contre la pandémie du Coronavirus, les médias se sont faits l’écho de la recrudescence des violences familiales parmi les ménages les plus défavorisés disposant d’un logement trop exigu. Qui oserait contester que la violence qui dévaste certains quartiers trouve en grande partie sa source dans le niveau de chômage élevé qui y sévit et dans l’état d’abandon où se trouvent infrastructures, bâtiments et services publics ?

 Dans ces conditions, afin de tarir les principales sources de violences collectives et individuelles, n’est-il pas souhaitable de neutraliser démocratiquement toute forme de gouvernance qui prendrait des décisions et agirait contre l’intérêt et la volonté d’une majorité de citoyens ? Mais, me direz-vous, nous sommes dans une démocratie ; par conséquent rien ne devrait advenir qui ne rencontre le consentement des citoyens. Las, nous avons fait depuis longtemps l’amère constat des nombreuses imperfections de notre démocratie : promesses non tenues; orientations cruciales pour le bien-être de la population prises sans consulter les électeurs dans des domaines tels que le nucléaire, l’aménagement des territoires, les accords de libre-échange, le modèle agricole ou la politique de santé; constitution qui donne des pouvoirs démesurés au Président et à sa majorité; faiblesse des contre-pouvoirs et de la pluralité des médias concentrés entre les mains de quelques milliardaires…  

La route semble longue pour atteindre un régime authentiquement démocratique et parvenir à cet état de fraternité et de vertu du peuple des gentils Troglodytes, un peuple où toute forme de violence avait disparu.

Bertrand