L’INSEE, institution créée le 27 avril 1946, est une mine d’informations qui peuvent parfois nous faire mesurer les terribles inégalités qui existent au sein de la société. Prenons par exemple les chiffres de l’espérance de vie à 35 ans pour les femmes et les hommes selon leur niveau de diplômes. Sur la période 2009-2013, l’espérance de vie des personnes ayant un diplôme supérieur au baccalauréat était de 52,2 ans pour les femmes et 48,2 ans pour les hommes, contre 48 ans et 40,7 ans respectivement pour celles et ceux n’ayant aucun diplôme. Les femmes à « bac + » qui ont 35 ans peuvent donc espérer vivre en moyenne jusqu’à 35+52,2=87,7 ans, celles sans diplôme jusqu’à 35+48=83 ans, soit un écart de 4,7 ans ; pour les hommes, cet écart est de 7,5 ans. On pourrait aussi dire qu’une femme à « bac + » vivra 11,5 ans de plus qu’un homme sans diplôme.

            Pour écrire ce billet, je n’ai pas fait les recherches et les calculs nécessaires pour déterminer le nombre de décès prématurés annuels auxquels conduisent ces chiffres, mais en France ils s’élèvent sans doute à quelques centaines de milliers compte tenu d’un nombre total de décès de l’ordre de 600 000 par an (612 000 en 2019, soit une moyenne de 1676 par jour). Dans le monde entier, ils devraient se chiffrer par dizaines de millions.

            Il n’est pas difficile de percevoir que la corrélation établie par l’INSEE entre espérance de vie et niveau d’instruction n’est pas fortuite : statistiquement, plus ce niveau est élevé, meilleures sont les conditions de travail, meilleurs sont les revenus, meilleure est la qualité de vie et surtout meilleur sera l’état de santé, donc plus élevée sera l’espérance de vie. Rien de bien original dans ce constat. Pourtant, les médias ne font jamais aussi crûment le rapprochement entre niveau de vie et morbidité, et si je ne peux pas fournir dans cet article le nombre de décès prématurés dus à la pauvreté combinée avec la pénibilité des conditions de travail c’est bien parce que de telles données sont occultées compte tenu de leur caractère émotionnel. De fait, cette injustice presque escamotée dans le débat public, mais qui est pourtant la plus insupportable de toutes, est tacitement acceptée, y compris par ceux qui en sont les victimes, comme si c’était une donnée quasi naturelle que toutes les sociétés ont connue et connaîtront jusqu’à la fin des temps ! Il est probable que le désastre du Covid-19 est en train d’amplifier cette injustice puisque les conditions de vie des plus modestes, notamment en matière de logements, provoquent d’ores et déjà des niveaux de contamination plus élevés que dans les familles aisées. Nous aurons sans aucun doute des données précises lorsque le bilan de cette épidémie sera établi.

            Peut-on pour autant accepter cet avantage de longévité des catégories aisées sur les gens modestes comme une fatalité ? Dans une société « avancée » qui doit placer l’humain au centre de ses priorités, certainement pas ! Cette fatalité a d’ailleurs été récusée tout au long des luttes menées par le monde ouvrier, en France et dans bien d’autres pays, pour aboutir à des institutions telles que l’école gratuite et obligatoire, la sécurité sociale ou les caisses de retraites. Ces grandes avancées sociales ont largement contribué à augmenter l’espérance de vie en général, mais aussi à en diminuer les écarts entre catégories socioprofessionnelles. Pourtant, on a pu voir avec les chiffres de l’INSEE que nous sommes encore loin d’avoir éradiqué les différences d’espérance de vie entre ceux qui ont un diplôme supérieur au baccalauréat et ceux qui n’en ont pas.

            Cela nous amène à considérer qu’il faut non seulement renforcer encore ces institutions et les protections qu’elles apportent selon le principe de solidarité que « chacun participe à hauteur de ses moyens et reçoit en fonction de ses besoins », mais qu’il faut aussi lutter pour que les conditions de travail nuisibles à la santé soient prises en compte à plusieurs niveaux. D’abord par leur amélioration constante en termes d’hygiène et de sécurité au travail en éliminant ou minorant la pénibilité de certains emplois, quoi qu’il en coûte. Ensuite, en limitant le nombre d’années passées sur des emplois dont il est difficile de réduire suffisamment les effets délétères sur la santé pour affecter ensuite ces personnes à des tâches n’ayant pas un caractère de pénibilité ou de dangerosité notables. Leur accorder des rémunérations qui leur permettent d’élever très nettement leur niveau de vie et de compenser ainsi en partie la dureté de leurs conditions de travail, ce qui leur donnera accès à une alimentation et à des logements de meilleure qualité, et en fin de parcours, les fera bénéficier d’une meilleure retraite ; enfin que ces personnes puissent prendre cette retraite plus précocement pour profiter d’un nombre d’années en bonne santé comparable aux catégories « bac+ » ou bac ++ ».

            Ces mesures visant à l’amélioration du bien-être de tous sont toujours apparues en termes de charges salariales comme « ayant un coût » qui rendrait nos produits et services moins « compétitifs » dans le contexte actuel de la mondialisation. Cet argument n’aurait plus à être pris en considération si la nouvelle division du travail excluait de mettre en concurrence des systèmes aux règles économiques, sociales et environnementales aussi hétérogènes. La concurrence ne pourrait alors s’exercer qu’au sein de grands ensembles géographiques, démographiques et économiques dont les règles de fonctionnement auraient été harmonisées ou seraient, à tout le moins, très comparables. Ce pourrait être par exemple le cas de l’Europe des 27 sous réserve que des progrès significatifs soient accomplis pour faire converger ces règles au sein de l’Union. Hélas, l’Europe est malade et cette perspective semble s’éloigner un peu plus chaque jour qui passe. A moins que le coronavirus ne contribue à dessiller nos dirigeants qui, en pleine pandémie, laissent la Commission européenne poursuivre les négociations d’un nouvel accord de libre-échange avec deux pays situés aux antipodes de l’Europe, l’Australie et la Nouvelle-Zélande !

            Prendre soin de la santé des populations devrait être la priorité absolue d’un pouvoir politique proposant un projet de société qui vise le progrès humain. Trouver un remède aux maladies, contagieuses ou autres, est évidemment d’une extrême importance pour que chacun puisse parcourir toutes les étapes de sa vie sans que surgisse la faucheuse quand il n’est pas encore temps. Mais pourquoi devrions-nous ignorer, ou négliger ce qui a sans aucun doute l’impact le plus dramatique sur l’espérance de vie de millions d’êtres humains : leur santé abîmée précocement par des conditions de vie difficiles, au travail et chez eux, et qui auront subi « le plus souvent une quintuple peine :

  1. Conditions de travail difficiles ;
  2. Salaire de survie ;
  3. Qualité de vie médiocre ;
  4. État de santé conduisant à une longévité réduite de plusieurs années et à une retraite amputée d’autant d’années ;
  5. Pension de misère. »

(Extrait chapitre V, p. 387)

            Il faudrait encore évoquer bien d’autres catastrophes sanitaires comme celles dues par exemple au dérèglement climatique. Mais ce sera pour une autre fois !

            Bertrand