Tous « terroristes »?

« Chroniques d’un temps d’incertitudes » est une formule qui aurait pu servir de titre à mon deuxième recueil de chroniques publié le 6 septembre 2023. Pour des raisons que je donne en introduction de ce nouveau recueil, j’ai adopté le même titre et le même sous-titre que pour le précédent, mais j’ai tout de même voulu que cette formule serve de chapeau aux 320 pages de réflexions que m’ont inspiré certains évènements survenus entre 2021 et 2023. 

            J’ai négligé pendant de longs mois d’alimenter régulièrement mon blog, non pas à cause d’une actualité qui serait devenue inintéressante, mais à cause de la charge de travail que représente la sortie puis la promotion d’un nouveau livre. C’est pourquoi j’ai dû prendre mon courage à deux mains quand l’actualité a soudainement atteint des sommets d’horreurs et de parti pris, me demandant comment remettre de l’ordre dans mes esprits alors que j’étais submergé d’indignation et de colère. 

            Sans surprise et comme toujours, j’ai senti que la construction de raisonnements écrits répondrait à ce besoin de structuration de la pensée, à distance de discours qui cherchent à susciter l’émotion par toutes sortes de moyens sans en appeler à la raison. 

            L’actualité dont je parle concerne évidemment la poussée de violence sans précédent qui s’est brusquement déchaînée entre Palestiniens et Israéliens à partir du 7 octobre 2023. Nous reviendrons ultérieurement sur ce qui a été dit du Hamas et du gouvernement de Benyamin Netanyahou dans les sphères médiatiques et gouvernementales françaises. Pour l’heure, il convient de se pencher sur le sens qu’il faut attribuer aux termes « terroriste » et « terrorisme », car l’utilisation de mots dont le sens n’est pas compris dans toute son étendue peut conduire à de l’incompréhension, voire à de la manipulation.       

Commençons par ce que dit le dictionnaire du mot « terroriste » (Petit Robert) : « 1° S’est dit après la chute de Robespierre de ceux qui avaient soutenu ou appliqué la politique de terreur. 2° Membre d’une organisation qui use du terrorisme comme moyen d’action, qui exécute des actes de terrorisme. »

Comme on peut le constater dans cette formulation, le mot n’est pas défini dans sa généralité. L’alinéa relatif à Robespierre avait déjà été utilisé pour définir le mot « terrorisme » et relève donc plus de l’étymologie de ces mots que d’une définition : l’un et l’autre concernent un individu, un groupe d’individus ou un pouvoir – les terroristes – qui, par leurs actions, installent un état de terreur – le terrorisme. Mais de quelle terreur s’agit-il ? C’est tout le problème d’une définition donnée par un dictionnaire : un mot se trouve défini par d’autres mots, lesquels demandent eux-mêmes à être définis, et ainsi de suite…

Notons d’abord que la terreur peut être provoquée de mille et une manières : celle par exemple qui résulte d’un tremblement de terre, de l’éruption soudaine d’un volcan, d’un tsunami, d’un cyclone dévastateur, ou encore de l’attaque par un animal féroce, autrement dit tout ce que la nature peut produire de menaces pour la vie des humains ; mais il y a aussi des circonstances imprévues liées à l’activité humaine elle-même qui peuvent provoquer des situations de terreur pour les passagers d’un navire qui va sombrer après avoir percuté un iceberg ou pour ceux d’un avion dont l’équipage a perdu le contrôle et qui réalisent pendant de longues et effroyables minutes qu’ils vont tous mourir. Cependant, toutes ces circonstances, aussi cauchemardesques soient-elles, n’ont rien à voir avec le terrorisme puisqu’elles ne sont pas le résultat d’actions délibérées d’humains qui visent à terroriser d’autres humains. 

Mais revenons au terme « terroriste » lui-même. Le dictionnaire ajoute un éclairage intéressant en citant Simone de Beauvoir : « Les activités « terroristes » se multiplièrent en dépit des répressions : les collaborateurs se déchaînèrent ».Mettant à dessein le mot « terroristes » entre guillemets, l’écrivaine veut nous indiquer la toute relativité du qualificatif, et en effet, cela mérite quelques développements !

La première évidence à souligner concerne les conséquences des actes de terroristes qui ont réussi dans leur entreprise : d’abord créer soudainement une terreur panique en infligeant des blessures mortelles ou très graves et en provoquant d’éventuels dégâts matériels importants, les terroristes ayant eux-même pris le risque assumé d’être arrêtés, blessés ou tués ; mais il s’agit aussi de créer un climat de terreur durable parmi les membres d’une population ou d’un groupe d’individus de manière, soit à décourager tout acte de résistance si le terrorisme est d’ordre institutionnel – la Terreur de 1793 ou la dictature de Pinochet à partir de 1973 -, soit à attirer l’attention sur des revendications parfois recevables, mais par l’utilisation de moyens totalement condamnables lorsqu’ils provoquent le versement du sang d’innocents.

Dès lors, se pose la question de la moralité de ces terroristes. 

Remarquons que celui qui tue en attaquant une banque est d’abord un gangster, un truand ou un brigand, avant même d’être un assassin, mais pas un terroriste. De même, celui qui commet un crime dans le cadre d’un « contrat » contre une somme d’argent est un tueur à gages, mais pas un terroriste. Les membres de Cosa Nostra sont des assassins qui, semant la terreur dans les clans adverses ou chez les juges qui les pourchassent, sont désignés comme mafiosi, mais pas comme terroristes. Citons encore les crimes passionnels ou commis sous l’emprise de produits tels que l’alcool et autres drogues : leurs auteurs, pas plus que les chauffards qui tuent au volant de leur véhicule, ne sont jamais qualifiés de terroristes. Tous les individus que je viens de citer ont soit une moralité pour le moins douteuse, voire abominable, ou sont incapables de se contrôler, avec ou sans consommation de produits addictifs, ou bien encore sont totalement irresponsables ; mais leur comportement n’a d’autre raison que la satisfaction de besoins personnels, que la réponse à des pulsions ou que leur stupidité, ce qui n’en fait pas des terroristes. 

Il faut donc, pour obtenir le statut de terroriste, n’être pas seulement un individu qui provoque délibérément des pertes de vies humaines assorties éventuellement de dommages matériels. Il lui faut aussi des motivations qui n’ont pas de lien avec ses intérêts personnels. Il n’agit pas pour de l’argent, mais pour une cause, fût-elle bonne ou mauvaise. 

Petit bémol : le policier ou le militaire qui accepte de se mettre au service d’une dictature sanglante n’adhère pas forcément à un tel projet de société, mais pourra faire taire ses scrupules afin de toucher le salaire qui lui permettra de faire vivre sa famille ; devient-il alors une sorte de tueur à gages ? Quel statut donner au bourreau qui libérait le couperet de la guillotine pendant la Terreur ? Le policier, le militaire et le bourreau qui se sont portés volontaires pour commettre des actes de barbarie sont-ils des terroristes ou les exécutants à la fois simples et indignes d’un pouvoir qui a décidé de semer la terreur pour des raisons politiques, pouvoir qui répond alors pleinement au qualificatif de « terroriste ». 

Mais revenons à celui qui a pris la décision de s’engager dans la violence pour des raisons supérieures à ses propres intérêts. Ainsi, Simone de Beauvoir évoquait-elle la période de la Résistance contre l’Allemagne nazie. Les hommes et les femmes qui « prenaient le maquis » s’exposaient à une mort brutale au combat lorsqu’ils engageaient une opération contre l’occupant, ou à des tortures atroces conduisant également à la mort lorsque la milice ou la Gestapo parvenaient à les arrêter. Chacun cherchait à semer la terreur chez l’autre dans un contexte de déséquilibre considérable entre les forces en présence. Déséquilibre des forces, mais aussi asymétrie des statuts : l’Allemagne avec la complicité honteuse du gouvernement de Vichy détenait le pouvoir institutionnel qui lui donnait une légitimité, toute usurpée qu’elle ait été ; dès lors, les Résistants qui faisaient dérailler des trains allemands ou tendaient des embuscades aux soldats de la Wehrmacht devenaient aux yeux de l’occupant des « terroristes » puisqu’ils s’opposaient par la violence aux institutions et au pouvoir en place. 

De même, les mouvements de guérilla qui se sont développés en Amérique latine dans la seconde partie du XXesiècle pour tenter de renverser des dictatures installées avec l’aide de la CIA ont également été considérés comme des mouvements « terroristes » par les dictateurs au pouvoir et leurs soutiens étatsuniens. D’une manière générale, tout individu ou toute organisation qui s’oppose à la violence institutionnelle par des actions elles-mêmes plus ou moins violentes est considéré par les pouvoirs en place comme « terroriste ». 

Des évènements récents chez nous, en France, ont même montré que ce qualificatif pouvait être attribué à des personnes et pour des actions qui sont très loin d’égaler la violence exercée par les dominants contre les citoyens par la répression policière ou contre la nature en soutenant un système économique écocide. Ainsi en va-t-il des manifestations conduites par les défenseurs du climat et de l’environnement qui se voient traiter par notre ministre de l’intérieur « d’écoterroristes » ! Voilà un exemple d’usage abusif de mots aux contours incertains, mais dont l’auteur doit estimer qu’ils ont une acception a priori tellement négative qu’il suffit de les prononcer pour discréditer et couvrir d’opprobre ceux qu’ils désignent. Fort heureusement, ces abus de langage ont aussi un effet boomerang sur celui qui les utilise…

Ainsi, puisque c’est le régime de la Terreur sous Robespierre qui serait à l’origine du mot « terroriste », il en résulte que le terme peut s’appliquer à tout pouvoir officiel qui exerce une violence extrême contre tout ou partie d’une population, donc aux États eux-mêmes. J’avais pu ainsi écrire dans une chronique d’août 2022 que les régimes soviétiques et nazis avaient fait jeu égal en matière de terrorisme d’État. La France, comme beaucoup d’autres pays colonisateurs, était un État terroriste lorsqu’elle menait ses « guerres » coloniales, celles menées en Algérie au moment de la colonisation, puis durant les longues années qui ont précédé l’indépendance de ce pays, ayant été particulièrement atroces. Mais évidemment, les combattants du FLN étaient « les » terroristes. De fait, dès que la violence s’installe au sein d’une population entre deux factions rivales ou entre un État et les populations qu’il maltraite, l’un sera toujours le terroriste de l’autre. 

Il découle de ce qui précède que les termes « terroriste » et « terrorisme » doivent être maniés avec des pincettes car l’usage à tort et à travers de ces mots introduit beaucoup de confusion et de malentendus. Le manque de discernement dans leur utilisation, mais plus encore la volonté délibérée de brouiller les pistes conduit, comme on l’a vu, à des discours pervers dans lesquels le véritable terroriste pourra tenter de faire porter l’infamie du qualificatif sur son adversaire. Alors ne vaudrait-il pas mieux recourir à un autre vocabulaire à la définition plus précise et qui éviterait ces abus de langage ?

Ainsi disposons-nous de termes compris de tous au niveau international car ils sont entrés dans des catégories parfaitement définies au sein de l’ONU et de la CPI (Cour pénale internationale). Il s’agit de « crimes de guerre », de « crimes contre l’humanité » et de « génocides ». 

Un crime de guerre concerne une violation des conventions de Genève dont la première remonte à 1864 : elle visait à l’amélioration de la condition des blessés des armées combattantes. Les quatre nouvelles conventions de 1949 et les trois protocoles additionnels consécutifs de 1977 et 2005 ont été ratifiés par l’ensemble des États du monde qui sont donc supposés les respecter. Celles-ci disposent notamment qu’en cas de conflit armé, les belligérants doivent se conformer au droit de la guerre, autrement dit s’abstenir de s’attaquer à des populations civiles et des objectifs non militaires, mais aussi à des prisonniers de guerre et à des blessés (« On ne tire pas sur une ambulance »).

Un crime contre l’humanité, qui concerne des mauvais traitements infligés à des populations, peut être accompli en dehors d’un conflit armé. Ce crime est une attaque généralisée et systématique contre une population civile. La Charte de Londres (1945) liste les massacres de populations civiles, les destructions de villes ou villages, les déportations, toutes actions violentes qui n’ont aucune justification à caractère militaire. L’article 8 des statuts de la CPI entrés en vigueur en 2002 a réactualisé la définition un peu fourre-tout de la Charte de Londres.   

Quant au génocide, il est défini dans la « Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide » datant de 1948 et comporte notamment dans son alinéa c) la décision de soumettre intentionnellement un groupe d’individus à des conditions d’existence devant entraîner sa destruction physique, totale ou partielle.

Le fait d’avoir adopté au plan international des définitions précises pour ces termes leur confère un statut juridique qui permet d’engager des poursuites contre les auteurs de crimes de guerre, de crime contre l’humanité ou de génocide, contrairement à la notion de terrorisme qui n’a pas un tel statut et peut donner libre cours à des interprétations discutables, voire fantaisistes.  

Cela m’amène bien sûr à évoquer le nouveau drame qui a éclaté le 7 octobre 2023 entre la Palestine et Israël, au récit qu’en donnent les médias et aux déclarations faites par des membres de notre gouvernement, notamment la Première ministre.

D’entrée de jeu, les combattants palestiniens du Hamas ont été désignés sans autre forme de procès comme « terroristes » par la sphère médiatico-politique dominante ; qu’importe si l’État religieux d’Israël persécute le peuple palestinien depuis 75 ans et pourrait tout aussi bien mériter ce qualificatif. Qu’importe si la liste des exactions commises par cet État depuis 1948, en commençant par la Nakba, est tellement longue qu’il faudrait un livre entier pour les consigner toutes. Cet interminable collier de souffrances infligées au peuple palestinien fait clairement d’Israël un État terroriste, mais encore une fois, il ne sert à rien d’employer ce qualificatif, y compris pour le Hamas, puisque ce « statut » n’a pas de valeur juridique. D’ailleurs, pour l’ensemble du clan occidental, déclarer urbi et orbi qu’Israël est un Etat terroriste constituerait une sorte de blasphème et révélerait évidemment chez les auteurs d’une telle déclaration leurs penchants antisémites ! Pire encore, l’opprobre est jeté sur toute partie de l’opinion ou de l’éventail politique qui ne prendrait pas fait et cause pour Israël, mais chercherait à faire « la part des choses », à tel point qu’un CP (communiqué de presse), équilibré dans sa formulation, rappelant brièvement pourquoi il existe un conflit aussi tragique entre ces deux peuples, appelant à l’obtention immédiate d’un cessez-le-feu pour épargner des vies innocentes, invitant les parties à revenir à la table des négociations, communiqué que le gouvernement français s’honorerait en le reprenant à son compte, a au lieu de cela, suscité des commentaires indignés et tout aussi invraisemblables de la Première ministre, jugeant « très choquante » la position du groupe de députés du premier parti de gauche qui a rédigé ce CP et reprochant par ailleurs à Jean-Luc Mélenchon de « renvoyer dos à dos » une « organisation terroriste » et un « État démocratique » ! Comment peut-on dévaloriser à ce point l’idée de démocratie s’agissant d’Israël ? 

La communauté internationale avait mis l’Afrique du Sud au ban des nations à cause du traitement infligé par le gouvernement blanc à une population noire largement majoritaire et soumise au régime de l’apartheid. Que ne l’a-t-on fait pour Israël qui poursuit une colonisation brutale des quelques lambeaux de terre qui restent aux populations palestiniennes en Cisjordanie et ne reconnaît pas les mêmes droits aux citoyens israéliens d’origine palestinienne qu’à ceux d’origine juive ? 

Aucune voix forte n’est plus entendue depuis longtemps chez les dirigeants occidentaux pour appeler à une solution pacifique du conflit. Il n’y aura pas de possibilité de sortir de cette spirale de violence tant que les dirigeants les plus influents de ce monde continueront à prendre systématiquement parti pour Israël au lieu de se poser en arbitres parfaitement impartiaux et désireux d’aider à l’instauration d’une paix durable.

Hélas, devant le parti pris des détenteurs actuel du pouvoir et du rouleau compresseur des médias dominants qui leur emboîtent le pas, nous sommes loin, très loin d’un retour à une prise de conscience générale qui suscite la compassion pour toutes les victimes de ce conflit et provoque un mouvement d’indignation des défenseurs des droits humains à travers le monde devant le choix de nos dirigeants d’apporter systématiquement leur soutien au plus puissant et au premier agresseur, certes un minuscule pays, mais soutenu et armé jusqu’aux dents par la première puissance militaire du monde.  

Ce monde qui me fait mal et me désespère !

Bertrand 

PS : j’ai pris le temps de longuement réfléchir avant de publier cette chronique ; depuis le 8 octobre, date à laquelle j’ai commencé à l’écrire, il faut saluer une certaine évolution dans les discours entendus, notamment avec celui de nombreux dirigeants, y compris notre Président de la République, qui soutiennent enfin la nécessité d’un cessez-le-feu de préférence à une trêve humanitaire à l’issue de laquelle le génocide de la population du ghetto de Gaza risque fort de reprendre.