Dans une chronique en date du 25 janvier dernier, j’avais promis de revenir sur ce terme de « bonus » employé par le Professeur Lescure, infectiologue à l’hôpital Bichat, pour désigner les années de vie dont un humain pouvait bénéficier au-delà de ses 80 ans. Je souhaite en effet réagir spécifiquement sur cette conception tout aussi étrange que choquante qui sous-entend que la vie n’aurait plus beaucoup d’utilité ou de sens passé un certain âge, et au-delà duquel il ne serait donc pas bien grave de mourir. 

Je ne vais pas reprendre l’argumentaire de ma précédente chronique dans laquelle je m’appuyais sur le serment d’Hippocrate pour contester que les « choix très difficiles » dans la prise en charge de patients pouvaient être également fondés, en dehors d’un choix strictement médical, sur un déficit de moyens humains et matériels, un tel déficit étant lui-même contestable dès lors que l’on se situe dans un pays très riche comme la France.

Dans la discussion qui va suivre, il s’agira donc uniquement de montrer en quoi la notion de « supplément de vie », autrement dit de « bonus », est inacceptable d’un point de vue éthique. 

Chaque instant de notre vie, aussi longtemps que nous sommes en possession de nos capacités mentales, est inestimable car il est un instant de notre présence au monde et de notre conscience d’exister. Sa valeur infinie tient à ce que chaque instant est prélevé sur un potentiel de temps qui est au contraire non seulement fini, mais dont la finitude est d’amplitude inconnue et quasi imprévisible. Au fond, cette valeur tient de la relation que marchands et acheteurs connaissent bien, celle de l’offre et de la demande. D’un côté, l’offre incertaine et bornée du temps de vie ; de l’autre, une demande infinie puisque dans leur immense majorité, les humains aspirent à l’éternité ; voilà la raison qui leur a fait inventer des dieux et des religions afin de nourrir leurs chimères de vie éternelle dans un autre monde dont personne n’a jamais pu imaginer à quoi il pourrait bien ressembler sans tomber dans les plus folles extravagances.

La valeur de la vie ne devrait donc pas se mesurer en fonction de critères que la société est souvent tentée de mettre en avant, comme l’utilité qui peut être attribuée à chacun en fonction de sa capacité à produire tel ou tel type de richesse, autrement dit une vision purement mercantile de la vie. Pour le négrier, ce qui faisait la valeur de la vie d’un esclave, c’était d’abord sa force physique et la quantité de travail qu’il pouvait fournir. L’utilité qu’ils avaient pour leur maître, voilà à quelle aune était mesurée le prix de la vie de ces malheureux. Aujourd’hui, un employeur perçoit de la même manière la « valeur » de son employé à sa capacité de création d’une richesse monnayable. C’est pourquoi cet employeur aurait par exemple intérêt à ce que la santé physique et mentale de son employé soit préservée au mieux afin qu’il conserve une productivité élevée ; malheureusement, cette préoccupation n’est pas toujours présente dès lors que le remplacement de cet employé peut être effectué presque instantanément dans une situation qui correspond à un « marché » de l’emploi déséquilibré où l’offre de main-d’œuvre est bien supérieure à la demande, autrement dit dans une situation de chômage élevé. 

Mais que devient la valeur d’un individu qui se retire volontairement des circuits de la production marchande et du travail rémunéré, périphrase pour exprimer qu’il part à la retraite ? Sa vie passe-t-elle brutalement à une valeur quasi nulle, et même négative si l’on adopte le point de vue de ceux qui pensent que ces personnes-là sont à la charge de la société ? 

Inutile de poursuivre ce type de raisonnement et ces questionnements qui accordent à la vie une valeur relative et non une valeur absolue, ce qui pourrait évidemment conduire à euthanasier tous les humains dès lors qu’ils sont entrés dans ce que l’on appelle de manière inepte le monde des « inactifs » ! Il est évident que la valeur d’une vie ne saurait dépendre d’aucun facteur externe à l’individu et de son mode d’interaction avec la société. Ce qui veut dire que personne ni aucune sorte d’instance n’est en droit de décider qui est « important » ou qui ne l’est pas. Seul l’individu est capable de percevoir le prix qu’il accorde à sa propre vie, et s’il est confronté à un danger telle qu’une agression, il fera tout pour la sauver et en dernier lieu pour la « vendre chèrement » si la situation lui fait courir un risque très élevé de la perdre.

Mais pourquoi sommes-nous en général aussi attachés à notre vie ? 

L’instinct de conservation est la première réponse qui vient à l’esprit ; c’est en quelque sorte un principe vital inné érigé comme première ligne de défense d’un individu et de son espèce contre ce qui en menace l’existence même. Nul besoin de se livrer à une réflexion philosophique approfondie pour examiner ce caractère qui existe chez tous les êtres vivants, de la fourmi à l’éléphant en passant par les humains. Toutefois, à la différence des animaux, il peut arriver que certains humains voient leur instinct de conservation mis à mal dans des circonstances très particulières : le prisonnier soumis à la torture peut voir la mort comme une délivrance au même titre que le patient dont la maladie lui fait endurer des douleurs insupportables ; l’individu enfermé dans le désespoir parce qu’il ne voit plus aucun sens à sa vie et que le mauvais sort s’acharne contre lui ; ou encore celui qui est rongé par le remords après avoir accompli une action particulièrement grave et odieuse, ce qui peut le conduire au suicide. A côté de ces souffrances physiques ou morales, l’altération de l’instinct de conservation peut prendre des visages moins tragiques, mais néanmoins délétères à terme pour la personne concernée : il s’agit de comportements délibérés généralement liés à des addictions comme la consommation excessive de tabac, d’alcool ou d’autres drogues, mais aussi d’une mauvaise hygiène de vie au niveau de la nourriture et d’une activité physique insuffisante. Citons enfin l’imprudence et le choix d’activités à risques élevés telles que la conduite d’une moto et la pratique des sports mécaniques, du vol en parapente, de l’alpinisme, et de bien d’autres activités de ce genre qui offrent un attrait plus fort que la crainte de l’accident grave. En fait, chaque individu met constamment en balance son besoin naturel de sauvegarder son intégrité physique avec la satisfaction de ses désirs et de ses pulsions.

Cependant, les humains étant des êtres complexes et doués de conscience, leur besoin de vivre peut reposer sur d’autres finalités que le pur instinct de conservation qu’ils partagent avec les animaux, du fait que l’être humain est à la fois acteur et spectateur du monde dans lequel il se trouve immergé. 

Acteur de sa propre vie, il est aussi en interaction constante avec celle des autres, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, son engagement dans des activités qui lui permettent de donner du sens à sa vie nourrira chez lui le désir de les poursuivre aussi longtemps que possible et quelque fois jusqu’à son dernier souffle ; il en va ainsi très souvent pour ceux qui œuvrent dans les vastes domaines des arts, de la politique et de toutes sortes d’activités militantes et associatives. Ce désir de vivre encore et encore est souvent lié à un autre désir, celui de voir achevée une œuvre à laquelle il a consacré beaucoup de temps et d’énergie. Combien de constructeurs de cathédrales ont dû songer avec amertume qu’ils ne vivraient pas assez longtemps pour voir l’achèvement du monument auquel ils auront consacré une vie de labeur ? Combien de desseins auxquels des êtres humains ont voué tous leurs efforts, mais dont la réalisation reste à la fois lointaine et incertaine ? Nous sommes-là dans un registre qui est bien éloigné du désir de vivre guidé par le simple instinct de conservation.

            Nous sommes aussi spectateurs du monde, et le spectacle qu’il nous offre est fascinant à bien des égards. Sa diversité et sa complexité naturelles, ou son caractère à la fois infiniment grand et infiniment petit, tout cela suffirait à exciter notre curiosité et à occuper tout notre temps pour ne la satisfaire que très partiellement. Mais les humains sont venus ajouter une autre complexité en créant leur propre monde par-dessus celui de la nature ; et la complexité naturelle venant interagir avec celle des humains, la résultante dépasse encore plus tout ce qu’un humain peut embrasser. De ce point de vue, nous sommes sans conteste la planète la plus compliquée à étudier parmi les astres qui nous sont connus, non seulement à cause de la présence de la vie à la surface de la Terre, mais de cette vie si particulière qu’est celle des humains. Au-delà du désir d’observer et de comprendre l’univers dans lequel nous vivons, celui d’en découvrir les changements qui vont se produire dans le futur nous place dans une situation comparable au spectateur d’une pièce de théâtre : il n’a pas du tout envie que la représentation s’interrompe avant la fin, car il est bien sûr avide de connaître le dénouement de l’histoire.    

Voilà donc pourquoi, à défaut de rester acteurs, nous avons envie de rester spectateurs aussi longtemps que possible, car comme le disait Shakespeare dans son célèbre poème, All the world’s a stage, le monde entier est un théâtre ! Un théâtre particulier dans lequel les représentations se renouvellent au jour le jour, avec d’innombrables rebondissements, parfois drôles, le plus souvent tragiques. 

Alors que nous ayons 80 ans, ou plus, ou moins, cela ne change rien à la condition humaine : chacun d’entre nous à de multiples rôles à jouer dans le spectacle permanent que nous offre le monde ou d’y assister en simple spectateur ; nous en étions hier, nous en sommes aujourd’hui et nous avons une folle envie d’en être encore demain même si nous n’avons que les seconds rôles ou sommes mal placés dans le poulailler du théâtre ! Ce sont là des raisons de désirer que la vie continue qui nous situent au sommet de la structure du vivant et vont bien au-delà de l’instinct de conservation primaire.

Cette histoire de « bonus », quelle idée bizarre !

Bertrand