Je vous livre aujourd’hui un souvenir qui nous rappelle la richesse que peut avoir notre vie lorsqu’elle n’est pas recroquevillée sur elle-même par la volonté de cette funeste pandémie et de ceux qui nous privent d’accéder aux musées, ces lieux où s’exposent la beauté et le génie humain.

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Il n’est que neuf heures et demie du matin. Pourtant, à la sortie du métro Champs-Élysées, je sens que la chaleur de l’été s’est déjà bien installée pour la journée.

Avant même d’avoir traversé l’avenue Winston Churchill, j’aperçois de l’autre côté la longue file qui s’est formée devant le Petit Palais. Comme je m’y attendais, il va falloir piétiner un sacré moment avant d’accéder à l’exposition temporaire sur Les impressionnistes à Londres.

Avant de remonter la longue file pour prendre rang, j’aperçois l’homme en costume sombre qui laisse entrer les visiteurs au compte-gouttes et me dis que ceux qui sont comme moi déjà en possession de leur billet ne seront peut-être pas obligés de faire la queue :

  • Mais non Monsieur, désolé, pas de coupe-file, même pour ceux qui ont leur billet.

Trois minutes de perdues qui pourraient me coûter dix minutes d’attente supplémentaire pour peu qu’une dizaine de personnes aient rejoint la file entre temps ! C’est toujours comme ça, la perspective de devoir attendre nous fait calculer, évaluer, supputer le temps que l’on a perdu ou que l’on aurait pu gagner si on avait fait ceci ou cela. Et une fois que l’on a fini de maugréer et que l’on s’est résolu à devoir piétiner dans la file, on essaie régulièrement d’évaluer le temps qui reste avant de toucher au but. Je repère alors celui des gros candélabres bordant l’allée qui est situé le plus près du préposé en costume noir et me dis que ceux qui sont maintenant rendus à ce niveau ont bien de la chance. Je me donne volontairement un temps d’attente plutôt pessimiste de quarante-cinq minutes pour accéder à l’exposition, espérant ainsi avoir le plaisir de noter que je n’en aurai finalement mis que quarante…   

Une fois installé mentalement et physiquement dans cette nécessité, une question se présente très vite à mon esprit : que faire pour ne pas trop perdre ce temps d’attente ? Je m’arrête à la première idée venue en décidant de me réciter quelques poèmes ; il faut le faire assez régulièrement, sinon ça peut devenir compliqué de reconstruire le puzzle des mots…

« Pour que sourie une fois encore … », non … « encore une fois Jean-Baptiste

Sire je danserais mieux que les séraphins… »

  • Pardon ? Oui Madame, c’est bien la file pour les impressionnistes… Depuis combien de temps ? Disons un bon quart d’heure… C’est ça, comptez une petite heure… Oui, c’est sûr, en arrivant très tôt, l’attente sera moins longue. Bonne chance pour demain !

Tiens, on avance d’un seul coup sur au moins cinq ou six mètres. Ce sont des moments réconfortants dans une file d’attente, comme des bouffées d’oxygène. Mais à nouveau, on ne bouge plus et le temps paraît passer plus lentement.

Du coup cette dame a coupé court à ma tentative de récitation de poèmes et mon regard se porte maintenant sur l’architecture du Petit Palais, petitesse toute relative car sans son grand frère sur l’autre côté de l’avenue, il pourrait mériter un qualificatif beaucoup plus avantageux avec ses deux rangées de colonnes ioniques qui encadrent une entrée monumentale surmontée de trois archivoltes reposant elles-mêmes sur des colonnes ioniques. Certains architectes ont dû connaître en 1900 bien des satisfactions à disposer de moyens aussi généreux de la part des maîtres d’ouvrage et à pouvoir de la sorte envisager des partis architecturaux aussi somptueux.

Trois pas en avant…

Mais il y a de la resquille dans l’air ! Venant sans doute rejoindre son amie, une très avenante personne vient de se glisser dans la file à deux mètres devant moi. La nouvelle venue porte une tenue adaptée à la température ambiante : petit short blanc moulant mais pas indécemment court avec une gracieuse descente vers une paire de sandales d’un bleu-clair qui semble assorti au vernis à ongles des orteils. Les talons des chaussures sont suffisamment hauts, mais sans excès, pour mettre en valeur le galbe parfait des mollets de la jeune femme. Tout là-haut, les cheveux auburn noués en chignon dégagent un cou très gracieux posé sur deux épaules à la douce peau ambrée agrémentée des fines bretelles d’un simple débardeur noir. Il ne se passe pas deux minutes avant que notre Vénus callipyge ne sorte son téléphone portable, délaissant la conversation qu’elle avait tout juste entamée avec son amie présumée, laquelle se retrouvant pour ainsi dire seule, se met également à « pitonner » sur son téléphone comme disent les Québécois. Je jette un coup d’œil circulaire sur les gens autour de moi et évalue que deux personnes sur trois font la même chose.

Deux pas et demi en avant…

Retour vers les belles gambettes. Je me dis que le moment passé dans cette file a décidemment un coté très esthétique passant de la contemplation des prodiges architecturaux de Charles Girault à celle des plus belles réussites que la nature puisse nous offrir. Tout cela fait que l’heure tourne et la file continue sa progression en accordéon. Encore un peu de patience, nous avons – et je dis « nous » parce que nous avançons à quatre de front – presque atteint ce lampadaire repéré à mon arrivée. Curieux de voir comment la file se densifie à l’approche du moment de la délivrance : chacun veut être sûr de faire partie du prochain paquet de visiteurs que l’homme en noir laissera pénétrer dans le musée. L’avance se fait donc de plus en plus saccadée : un seul pas en avant, mais à fréquence plus élevée, conséquence de l’augmentation de la densité de la file.

Un pas en avant…

Ça y’est, nous voilà au niveau du lampadaire, repère matériel et spatial, et passant devant, je regarde instinctivement ma montre, repère matériel et temporel, pour constater avec dépit que j’avais déjà passé quarante-cinq minutes dans cette file d’attente, soit l’estimation que je croyais pessimiste alors qu’il reste bien encore cinq minutes avant d’atteindre l’entrée du musée.

Je sais néanmoins que je ne penserai plus à cette trop longue attente au cours de ma déambulation dans les salles consacrées à l’exposition…

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Dans Un conte cosmique, premier chapitre de NEMESIS, l’Architecte de tous les mondes s’exprime ainsi en parlant des humains (p.36) :

Ils démontraient aussi des qualités étonnantes pour représenter à leur manière le monde qui les entourait, produisant des objets, des dessins, des peintures, des sculptures et des constructions audacieuses qui révélaient un sens aigu de la beauté et de l’harmonie des formes et des couleurs. J’avais voulu que l’Univers soit d’une beauté incomparable ; or je constatais que les humains étaient également préoccupés par cette recherche de la beauté et qu’ils obtenaient des résultats admirables. Ainsi avaient-ils très tôt inventé l’art.

            Bertrand