Je vous livre aujourd’hui deux chroniques écrites en juin 2020 mais qui n’ont pas été publiées dans AUTOUR D’UN LIVRE pour ne pas donner à la question du transport aérien une importance démesurée par rapport aux autres sujets abordés dans le livre publié le 23 décembre 2020, ce livre comportant déjà au moins deux chroniques sur les problèmes que soulève ce mode de transport.

Adieu l’A380 ?

France Inter annonçait dans sa matinale du vendredi 19 juin 2020 que les éléments du dernier géant de l’air à être assemblé à Toulouse avaient été acheminés par la route au cours de la nuit. L’événement pouvait être ressenti comme une sorte de convoi funèbre symbolisant la fin d’un prestigieux programme qui avait vu l’A380 prendre l’air 15 ans plus tôt, le 27 avril 2005. Aucun avion de ligne n’aura connu une si courte carrière. Et pourtant ce projet avait été conçu pour absorber la croissance du trafic aérien sur les lignes dites à haute densité entre des paires d’aéroports pouvant drainer des dizaines de millions de passagers, grâce notamment au système de plateforme de correspondance (« hub and spokes » en anglais) qui consiste à préacheminer par des lignes secondaires régionales des passagers devant embarquer sur des vols intercontinentaux.

L’idée de remplacer des modules de taille moyenne par de très gros modules avait été envisagée dès la fin des années 80, un gros module étant plus économique à exploiter que deux ou trois plus petits. Air Inter fut ainsi compagnie de lancement de l’A330 et commença à l’exploiter en 1994 dans une version mono classe de 417 sièges sur les lignes entre Paris et les grandes villes de province.

C’est alors que fut mise en œuvre l’ouverture du ciel européen à la concurrence, ce qui provoqua très rapidement l’arrivée de nouveaux venus sur les lignes à fort trafic devant être desservies avec les A330 de la compagnie Air Inter. Cette dernière tenta bien de contrer la politique de prix agressive de ses concurrents qui utilisaient des petits modules de technologie plus ancienne, mais cela ne suffira pas : Air Inter ne prendra livraison que de 4 avions sur les 15 qui avaient été commandés. Ce seront alors les A320, modules de 150 sièges, qui prendront le relais des commandes annulées d’A330.

Les conséquences de cette libéralisation du transport aérien seront multiples : augmentation du trafic consécutive à une baisse des prix et à une offre plus abondante ; multiplication des fréquences provoquant la saturation des aéroports et l’augmentation des nuisances sonores; construction de nouveaux terminaux aéroportuaires ; et assez rapidement, consolidation du secteur : les concurrents d’Air Inter apparus au début des années 90 finiront par disparaître, Air Inter étant elle-même absorbée par Air France.

Fondamentalement, les raisons qui poussent les compagnies aériennes à se détourner de l’A380 ne sont pas très différentes de celles qui avaient jadis poussé Air Inter à abandonner ses nouveaux A330 : la concurrence exacerbée liée à la libéralisation du transport aérien qui incite les compagnies à multiplier l’offre de fréquences sur les lignes intercontinentales et à mettre en ligne des avions de 400 sièges au lieu des 600 à 800 que permet l’A380. Jusqu’à l’arrivée du Covid 19, les conséquences étaient les mêmes que 30 ans plus tôt, avec de surcroît une préoccupation environnementale devenue incontournable. Autrement dit, la fin annoncée du programme A380 n’a bien sûr aucun rapport avec la crise profonde du transport aérien provoquée par la pandémie : elle correspond à une politique de concurrence débridée qui sévit dans d’autres secteurs, mais qui rend le transport aérien particulièrement vulnérable compte tenu des taux de rentabilité faméliques de ce secteur.

Bien évidemment, cette politique très libérale a également provoqué de nouveaux comportements chez les usagers du transport aérien. Devant une offre d’horaires aussi importante, les passagers, qu’ils voyagent pour raison professionnelle ou d’agrément, ont tendance, sur les lignes à fort trafic, à choisir d’abord leurs dates de voyage et à regarder ensuite l’horaire qui sera le plus raccord avec leur projet. Par le passé, on regardait d’abord quelle était l’offre de vols pour ce genre de lignes, puis on planifiait son déplacement en fonction de cette offre, ce que l’on continue d’ailleurs à faire sur les lignes à faible trafic où l’offre est forcément limitée.

A ce stade du raisonnement, il faut signaler que le coût au passager-kilomètre transporté (PKT) est d’autant plus faible, à technologie et taux de remplissage équivalents, que la capacité de l’avion est élevée : il est plus économique, encore une fois, toutes choses égales par ailleurs, d’exploiter un avion de 600 sièges qu’un avion de 300 sièges. Concrètement, si l’on diminuait aujourd’hui par deux l’offre de fréquences sur les lignes à haute densité, la flotte actuelle d’A380 ne suffirait pas à absorber ce transfert de trafic et le programme aurait encore de belles années devant lui, avec pour conséquence une diminution des nuisances sonores et des émissions de GES, moins de congestion aéroportuaire et une moindre nécessité de construire de nouveaux terminaux. Les passagers seraient alors invités à voyager différemment : moins souvent, avec des séjours plus longs et plus planifiés en fonction des horaires de vols.

Le très gros problème qui resterait à résoudre est de nature politique puisqu’il reviendrait à un changement de cap radical avec le retour à des droits de trafic plus réduits en nombre de fréquences sur les liaisons à fort trafic, ce qui conduirait à mettre en ligne de très gros porteurs au lieu d’avions comme l’A350 ou le B787. Cette orientation va à l’encontre des tendances, au moins d’avant Covid, qui visaient au contraire à l’augmentation constante des fréquences : ainsi, les gouvernements français et chinois ont-ils conclu de nouveaux accords en 2017 qui prévoient la possibilité d’augmenter de 100 à 252 par semaine le nombre de vols entre les deux pays à partir de 2020 ! Cet accord prend bien sûr un relief tout particulier dans le contexte de la pandémie, mais aussi par rapport à la prise de conscience environnementale qui semble s’être accentuée au cours de la période de confinement.

Alors, faut-il vraiment enterrer le programme A380 ou au contraire engager le développement d’une version avec des moteurs encore plus économiques, repenser l’économie du transport aérien en limitant les fréquences de vol pour réduire les nuisances sonores et les besoins d’extensions aéroportuaires, enfin amener les passagers à voyager « autrement » et sans doute moins souvent pour certains ? La recherche d’un difficile compromis entre maintien de nombreux emplois et réduction des GES et nuisances sonores dans l’industrie du transport aérien est plus que jamais à l’ordre du jour.    

A380 versus A350

J’aimerais réagir à propos de la comparaison que fait un journaliste australien, Nicholas Cummins, entre l’A380 et l’A350 avec un article daté du 25 mars 2919 dans simpleflying.com. Il donne l’A350 vainqueur. Mais est-il pertinent de comparer comme il le fait deux objets aussi différents ? Et surtout de se limiter à des paramètres certes importants, mais loin d’être suffisants. De plus, s’agissant de la rentabilité de chaque appareil, il conviendrait en fin d’examen de conjuguer l’ensemble des coûts pour en déduire un coût total d’exploitation (Total Operating Cost), ce qu’il ne fait pas.

Concernant le montant des investissements, il est bien sûr absurde de comparer le prix d’achat des deux avions : dans les prix que donne N. Cummins, on constate que l’A380 coûte 80 M$ de plus que l’A350. Encore heureux, puisque le premier transporte deux fois plus de passagers ; à cette aune, on pourrait plutôt conclure que l’A380 est très largement vainqueur car ramené au siège offert, mettons 700 contre 350, un siège du géant « ne coûte que » 635 700 $ contre plus d’un million de $ pour son petit frère ! Il faut noter en passant que N. Cummins donne des prix publics qui sont 40 à 60% plus élevés que ceux réellement négociés par les compagnies aériennes.

Sur la technologie, compte tenu que les dates du premier vol des deux avions sont séparées de plus de 8 ans, on aurait pu s’attendre à un avantage plus net de l’A350 : hormis des améliorations très marginales sur le confort des passagers, seul le moindre bruit des moteurs est mis en avant, alors que les passagers qui ont volé sur l’A380 sont unanimes pour louer le silence de cet avion, y compris au décollage. J’ajoute de mon côté, le plus lourd bénéficiant d’une plus grande inertie, que l’A380 amortit mieux les turbulences et rend donc le vol moins inconfortable dans ce genre de situation.

Pour ce qui est de l’autonomie et du cargo, il n’y a là rien de spectaculaire en faveur de l’A350.

Au total, comme déjà indiqué, le résultat essentiel auquel on aurait dû aboutir n’est pas fourni et n’a sans doute pas été établi par l’auteur de l’article, à savoir le coût total d’exploitation. Il serait très surprenant, toutes choses égales par ailleurs (technologie et taux de remplissage essentiellement) que la comparaison complète et rigoureuse entre les deux modules ne confirme pas la règle générale qui veut que plus un avion peut emporter de passagers, plus il est économique au siège-kilomètre offert (SKO).

Cela dit, la question qui se pose aujourd’hui n’est pas de savoir si Airbus est capable d’améliorer encore les performances de son très gros porteur, ni de contester l’excellence de l’A350 dans sa catégorie. La question est de savoir si le monde du transport aérien, qui est en train de vivre l’enfer du Covid 19 tout en devant affronter le défi climatique, ne doit pas faire son aggiornamento en abandonnant la stratégie de l’offre fondée sur la multiplicité des fréquences sur les lignes à haut débit et du point à point (vols direct) sur un grand nombre de lignes intercontinentales à faible débit. L’objectif de réduire drastiquement l’empreinte environnementale du transport aérien implique de revenir au concept d’aéroport pivot (hub) alimentés par des lignes secondaires et des transports de surface comme les trains à grande vitesse, de manière à pouvoir assurer de bons taux de remplissage dans des modules de grande capacité sur des lignes intercontinentales à haut débit. Cela augmentera sans doute certains temps de parcours actuellement en point à point, mais les économies d’énergie ne peuvent échapper aux lois de la physique : la vitesse et la facture énergétique évoluent toujours dans le même sens. Dans le même souci de réduction des GES, les turbopropulseurs, un peu moins rapides, mais surtout moins gourmands en carburant, devront peut-être supplanter les turboréacteurs sur de nombreuses lignes d’apport.

Les habitants de cette planète, notamment ceux des pays développés, devront apprendre, et pour les plus âgés réapprendre, à voyager plus lentement, voire moins souvent, pour ralentir le réchauffement de la marmite terrestre. Le transport aérien devra donc s’adapter, et ce n’est sûrement pas en abandonnant un programme comme celui de l’A380 que nous irons dans la bonne direction.