Les trois textes postés à quelques jours d’intervalle sur ce blog s’enchaînent et portent tous le même titre « Sous la courbe en cloche » ; ils sont donc à lire dans l’ordre : Partie I, Partie II et Partie III. Le graphique montré ici aidera ceux qui ne sont pas familiarisés avec la représentation d’une distribution « gaussienne » à la compréhension des développements qui vont suivre. Cette courbe représente les valeurs constatées dans la taille des Français, hommes et femmes confondus.

Prenez un groupe de quelques centaines d’individus, mettons des hommes d’âge adulte ; l’expérience donnerait un résultat similaire avec des femmes. Passez-les un à un sous la toise et portez chaque valeur relevée sur un graphique : l’axe horizontal des abscisses représentant l’échelle des tailles, à chaque mesure, vous mettez une croix au-dessus de la taille trouvée. Peu à peu, vous allez voir se dessiner un graphique dans lequel les tailles les plus souvent trouvées se situeront par exemple autour de 1,75m. Plus vous vous éloignerez de cette valeur, moins il y aura d’individus concernés : aux deux extrêmes, à gauche et à droite de 1,75 m, il y aura très peu d’individus parmi les plus petits ou parmi les plus grands. La forme de la courbe ainsi obtenue évoque celle d’une cloche. Cette répartition statistique se retrouverait de la même manière si on avait fait passer ce groupe d’hommes sur une balance : leurs poids se répartiraient également selon cette courbe en cloche que l’on appelle plus doctement courbe de Gauss, du nom du mathématicien, physicien et astronome allemand qui en a fourni l’équation.

Au-delà des mesures physiques que nous venons d’envisager – la taille et le poids – il serait également possible de faire ce genre d’expérience sur les performances intellectuelles d’un groupe de personnes, mais cette fois sans séparer les hommes et les femmes : la mesure de leur QI donnerait également une courbe en cloche avec des valeurs variant typiquement de 55 à 145, le plus grand nombre d’individus se situant autour de 100. Soulignons le fait que les résultats expérimentaux évoqués se présentent selon une distribution d’allure gaussienne, mais ne peuvent suivre la perfection de la courbe mathématique qui comporte un nombre infini de points alors que nos échantillons se limitent à quelques centaines ou quelques milliers de mesures. 

Ces résultats illustrent la diversité des caractéristiques physiques et intellectuelles des humains, mais aussi que la distribution statistique de ces paramètres révèle une donnée constante du vivant : chaque espèce se développe autour d’une moyenne avec une dispersion de valeurs bien représentée par une courbe de Gauss. C’est pourquoi on ne trouvera pas dans les résultats d’expériences comme celles suggérées ci-dessus, par exemple un grand nombre d’individus qui mesureraient 1,25m ou 1,95m et une minorité qui mesureraient 1,75m.

Dans ces conditions, ne serions-nous pas fondés à penser que les caractères psychologiques et moraux pourraient suivre une telle loi ? 

Nous savons, grâce au chercheur italien Giacomo Rizzalatti, que le cerveau possède dans sa zone frontale des neurones dits miroirs qui permettent de s’identifier à quelqu’un d’autre et de ressentir ce qu’il ressent, autrement dit qui sont le siège de l’empathie. Cette capacité à prendre conscience de ce que vit et ressent une autre personne n’est à l’évidence pas uniformément partagée et l’on pourrait supposer que la tendance des humains à éprouver de l’empathie suive également une loi de Gauss ; sur l’axe des abscisses, nous pourrions avoir des degrés d’empathie évoluant ainsi entre des valeurs très basses et des valeurs très élevées.

L’absence quasi complète d’empathie correspondrait à une incapacité à percevoir l’état psychique et physique d’autrui, autrement dit à l’apathie la plus totale, soit un niveau d’indifférence qui s’apparenterait à certains symptômes de l’autisme ; au contraire, une empathie très développée impliquerait une identification forte et spontanée à la situation d’une autre personne. Entre ces deux extrêmes, tous les degrés de l’empathie s’organiseraient autour d’une valeur centrale, sorte d’état moyen dans lequel, sans être absente, l’empathie n’est pas spontanée : un stimulus particulier pourrait l’éveiller, par exemple la présentation d’un reportage poignant sur les conditions de vie d’une population confrontée aux malheurs de la guerre. Mais cette activation de l’empathie retomberait assez vite car les individus concernés n’ont pas de propension particulière à diriger naturellement leurs pensées vers les problèmes des autres.

La situation se complique lorsqu’il faut envisager les comportements associés à ces divers niveaux d’empathie. 

Une empathie très développée ne s’accompagne pas forcément de compassion, bien que nous ayons tendance à associer les deux phénomènes : ainsi, le sadique trouve-t-il le plus grand plaisir à commettre des crimes parce qu’il a pris pleinement conscience des douleurs qu’il inflige à ses victimes ; tandis que l’être animé de compassion recevra comme une gratification morale le fait d’avoir réussi à soulager la souffrance qu’il a ressentie chez les autres. Selon les réactions qu’elle induit, une forte empathie pourrait donc être « négative » ou « positive ». 

Quant aux individus à l’empathie « moyenne », ils pourront présenter des comportements très variés : plus faciles à manipuler, ils pourront aussi bien être entraînés sur la pente obscure de la courbe en cloche que sur la pente lumineuse, les uns basculant dans la violence ordinaire, et les autres dans l’aide aux personnes en difficultés, mais dans l’un et l’autre cas, ils n’éprouveront pas d’émotions très marquées ; ce sont des gens qui ne veulent pas d’histoires, et pour éviter d’en avoir, ils se soumettront à l’autorité et feront ce qui leur est demandé avec plus ou moins de conviction.  

Ainsi, à l’indifférence totale jusqu’à l’empathie la plus profonde, nous pourrions associer des comportements minoritaires qui peuvent s’orienter spontanément vers le mal absolu ou vers le bien le plus édifiant, tandis que l’immense majorité glissera plus ou moins, selon les circonstances et le rôle exercé par la minorité la plus influente, soit vers le côté obscur, soit vers le côté lumineux de l’humanité. Là encore, nous pourrons sans aucun doute retrouver une distribution gaussienne de tous ces comportements, du plus odieux au plus admirable. L’Histoire nous montre cependant qu’en cas de crise majeure – guerre, révolution, famine… – la minorité « agissante » a su, plus souvent qu’il n’aurait fallu, entraîner une partie de la majorité « silencieuse » dans des aventures tragiques : massacres, génocide, guerre, dictature, collaboration avec l’ennemi, tandis que les exemples opposés ont été beaucoup plus rares quand ils ont conduit à plus de liberté, plus de démocratie, plus de respect des droits humains avec des figures comme celles du Mahatma Gandhi, de Nelson Mandela, de Martin Luther King ou encore des résistants contre la barbarie nazie. 

(À suivre)

Bertrand