Il est indispensable d’avoir lu d’abord la partie I avant d’entamer cette lecture.

Sous la courbe en cloche (Partie II)

Tout le monde aura compris que l’objectif de ce discours est de souligner le fait incontestable que le destin des sociétés et du monde est entre les mains de ceux qui appartiennent aux « queues de distribution » de la courbe en cloche et que leur action peut refléter des comportements qui visent deux sortes d’objectifs antagoniques : agir pour le bien ou agir pour le mal. 

Autrement dit, la marche de l’humanité ressemble à la marche d’une armée : elle ne s’oriente ni ne se dirige selon des choix faits individuellement ; ses mouvements sont guidés par quelques-uns, parfois par un seul, et la multitude est entraînée, souvent à son corps défendant, vers un destin qui sera enviable ou désastreux. Mais me direz-vous, il y a des circonstances, dans les régimes les plus démocratiques, où c’est bien la majorité qui fixe les orientations de la société ! A y regarder de plus près, dans le passé comme en ce début de XXIème siècle, il est difficile de considérer que notre mode de vie et l’organisation de la société reflètent une volonté commune, y compris dans nos démocraties, tellement elles sont imparfaites. 

Prenons par exemple les choix de développement qui ont été faits dans le monde occidental, puis dans le monde entier, depuis la fin des années 70 : celui d’une économie mondialisée qui place le commerce et la finance au-dessus de toutes les autres priorités. Existe-t-il un seul gouvernement au monde qui ait consulté, après les avoir dûment informés, ses concitoyens sur la pertinence d’un tel choix ? A ma connaissance, aucun ! Pourtant, ce choix d’une économie ultra-libérale est extrêmement lourd de conséquences pour les habitants des pays développés, avec des délocalisations d’entreprises vers des pays-usines à bas coûts qui provoquent des licenciements massifs, la précarité de nombreux travailleurs confrontés à la concurrence de millions de chômeurs, une stagnation du pouvoir d’achat, des pertes de recettes fiscales qui creusent les déficits publics et conduisent à des mesures d’austérité affectant la disponibilité et la qualité des services publics, la dégradation de l’environnement et ses effets délétères sur la santé, etc. 

Nous pourrions prendre bien d’autres exemples aussi essentiels pour la sécurité et le bien-être des populations : quelles sources d’énergie, quelle agriculture, quel système de santé, quel aménagement du territoire, quelle politique de l’environnement, quelle fiscalité faudrait-il adopter ? A deux reprises en France, il y avait bien eu un semblant de volonté de consulter le peuple sur deux sujets majeurs : le projet de traité constitutionnel européen et l’appel à une Convention citoyenne sur le climat. Tout le monde connaît la suite : le « non » au projet de traité a été jeté au panier et les propositions de la CCC ont été presque toutes ignorées, preuves s’il en fallait du manque total de respect qu’ont de nombreux dirigeants à l’égard de leurs concitoyens. 

Les évolutions constatées au cours des dix dernières années ne vont pas dans le sens d’une amélioration de nos malheureuses démocraties, bien au contraire, puisque notre mode de vie d’aujourd’hui est sournoisement organisé par quelques individus. Ils se placent à l’extrémité de la courbe de Gauss et constituent la nomenklatura de ceux qui ont tout : le pouvoir et la fortune. Ils ont tout parce qu’ils représentent cette infime minorité dont l’avidité, l’égoïsme et le besoin de dominer sont dans les gènes. Dépourvus de compassion, même s’ils la simulent parfois – et ils se font alors appeler « milliardaires philanthropes ! » – ils ont réussi en exploitant les progrès de la technologie ainsi que les potentiels naturels et humains, tout en manœuvrant pour échapper à l’impôt, à se constituer des empires oligopolistiques qui s’étendent à tous les continents et s’insinuent profondément dans notre vie privée. 

J’ai bien sûr nommé les GAFAM. Nous devons prendre conscience de cette situation sans précédent dans l’histoire du monde : une poignée d’individus, tous étatsuniens, ont réussi avec la complicité de leur gouvernement, à nous faire adopter un mode de vie qui leur aura permis d’amasser en une ou deux décennies des fortunes inouïes et de détenir beaucoup plus de pouvoir que la plupart des gouvernements de la planète ! Désormais, personne ne saurait passer à travers les mailles de plus en plus serrées de cette immense toile qui enferme la population mondiale. Pourtant, comme dans bien d’autres domaines que nous avons cités, aucun dirigeant, quelle que soit son appartenance politique ou sa zone géographique, n’a vraiment cherché à freiner l’ascension fulgurante de ces quelques individus et encore moins à consulter sa population sur les dangers que tant de pouvoir concentré en si peu de mains pouvait représenter pour la démocratie et l’indépendance des peuples. Tout au plus pouvons-nous voir certains médias fournir quelques informations sur les performances commerciales et financières de ces géants à la croissance exponentielle, et évoquer de temps à autre des préoccupations sur notre totale dépendance à leurs prestations fondées sur les technologies de l’information et de la communication (TIC). Notons incidemment que la pandémie du coronavirus n’a fait qu’accélérer cette dépendance et permis du même coup à ces entreprises de se développer encore plus vite et d’accroître encore plus leur emprise sur les populations de la planète. 

(À suivre)

Bertrand