« Ils se tirent une balle dans le pied ! »

« Ils sont masos ! »

« Ils n’ont donc rien vu, rien compris ! »

« Ils », ce sont ces millions de citoyens modestes et parfois très pauvres qui participent au maintien d’un ordre dans lequel ils sont dominés par une caste au pouvoir qui leur prend tout ; par leur action, et plus encore par leur inaction, « Ils » permettent que cet ordre-là se prolonge indéfiniment …  

Mais « Ils » ne sont pas seuls à assurer la pérennité du pouvoir des milliardaires et de leurs auxiliaires du monde de la politique ; d’autres citoyens de catégories sociales plus aisées participent au maintien de ce système qui révèle chaque jour des inégalités aux proportions astronomiques. Ces citoyens-là sont parfois jeunes et d’autant plus malléables qu’ils n’ont pas le recul sur l’histoire de la Vème République qui leur permettrait de faire le tri entre le bon grain et l’ivraie, entre ceux qui mentent et ceux qui sont sincères, entre ceux qui sont irrespectueux pour les dominés et ceux pour qui la même considération doit être accordée à tous les êtres humains. 

Mais alors, comment en est-on arrivé là ? 

C’est une question qui était au centre de la conférence donnée le vendredi 14 janvier à l’université d’Évry par l’économiste Jacques Généreux : comment peut-on, de bonne foi, continuer à croire à des choix politiques qui sont absurdes ? 

Je dis souvent à mes interlocuteurs à l’occasion de salons ou de dédicaces que les médias dominants nous montrent en général l’écume des choses et non les mécanismes qui génèrent cette écume en profondeur ; et je constate qu’à force de ne pas amener leurs lecteurs, auditeurs ou téléspectateurs à réfléchir, ces médias ont encouragé à grande échelle la paresse intellectuelle. Combien de lecteurs potentiels ont reposé NÉMÉSIS dès qu’ils sont tombés en le feuilletant sur une formule, une courbe ou même un simple tableau de chiffres. Alors oui, c’est plus reposant de lire un roman policier qu’un essai et plus reposant encore de ne rien lire du tout !

« Celui qui pense peu se trompe beaucoup » disait Léonard de Vinci. Il a fallu mettre en mouvement un processus très efficace pour obtenir ce résultat qui voit tant de millions de gens laisser leurs neurones en jachère ! Ce processus, le monde capitaliste le connait comme sa poche : il est directement inspiré des méthodes du marketing et de la publicité, mais aussi de la pédagogie puisqu’en effet il consiste à répéter ad nauseam le même message afin d’en imprégner durablement l’esprit de celui qui le reçoit et de générer chez lui une sorte de viscosité mentale. Pour faire simple, disons que la publicité pour convaincre le consommateur d’acheter tels biens ou tels services est depuis longtemps devenue une source d’inspiration pour la propagande politique qui vise à convaincre le citoyen de se rallier à tel ou tel modèle de société. Prenons deux exemples qu’utilisent les néo-libéraux pour induire en erreur nos concitoyens, exemples qui montrent d’ailleurs que même ceux qui occupent des positions élevées dans la société du fait de leur niveau d’éducation se laissent parfois corrompre par des discours délibérément trompeurs.  

Le discours des néo-libéraux sur la fiscalité est un premier exemple. Le processus se déroule en deux temps. D’abord accréditer l’idée que l’impôt est un mal qu’il faut réduire au strict nécessaire, à savoir financer les activités régaliennes de l’État. Pour tout le reste, le marché peut s’en occuper beaucoup plus efficacement : santé, éducation, recherche, production et distribution d’énergie, transports, etc. Ensuite, cette idée-là ayant été bien installée dans les esprits, les partis politiques de droite vont faire assaut de surenchère : c’est donc à qui promettra la plus forte réduction d’impôts lorsque viendra le temps des campagnes électorales. Évidemment, ces réductions, qui vont par exemple bénéficier aux entreprises, aux hauts salaires et aux revenus du capital, n’auront aucun effet positif en faveur des 50% de contribuables qui ne sont pas imposables sur le revenu ! Mais le message fonctionne quand même pour beaucoup d’entre eux parce qu’ils ont assimilé une bonne fois pour toute que réduire les impôts est une vertu politique ; certains pensent peut-être également que le jour où leur tour viendra de payer l’impôt sur le revenu, alors ils seront gagnants. Cette idéologie est tellement grossière que l’on pourrait s’attendre à ce que les arguments qui permettent de la récuser contrebalancent facilement les arguments de ceux qui en font constamment la promotion. Las, les tenants de l’idéologie des Chicago boys ont investi au cours des trente dernières années une partie de leur fortune pour faire main-basse sur les grands médias, de sorte que leurs opposants deviennent difficilement audibles ou visibles compte tenu des moyens très limités dont ils disposent, puisqu’ils ne comptent pas sur les ressources de la publicité pour se financer. Donc tout est parfaitement verrouillé pour que les générations successives grandissent dans un univers où leur répétition obsédante transforme les mensonges en autant de vérités qui s’imposent. D’ailleurs, les responsables politiques de droite ont la bouche pleine de formules du genre « Il faut dire la vérité aux Français », « La France peut supporter la vérité » ou encore « Je suis la candidate de la vérité, je ne viens pas dire des mensonges aux Français », etc. Naturellement, celles et ceux qui prétendent ainsi dire la vérité en toute circonstance s’auréolent à bon compte d’une vertu qu’ils n’ont certainement pas. 

            Le même processus a été depuis longtemps engagé en ce qui concerne le temps de travail, et plus particulièrement l’un des paramètres qui le détermine, à savoir l’âge de départ à la retraite ; je dis ici « l’âge », mais il est clair que fixer un âge uniforme pour prendre sa retraite est une manière simpliste d’aborder le problème puisque les différences d’espérance de vie d’une CSP à l’autre sont tout à fait significatives : il conviendrait donc de prendre en compte ces longévités moyennes afin de moduler l’âge de départ à la retraite avec taux plein pour que toutes les catégories bénéficient d’un temps de retraite comparable. Mais revenons au discours, tout aussi simpliste, que tiennent les néo-libéraux à propos des retraites. Il comporte deux antiennes : 1) l’espérance de vie augmente, donc il est « normal » de travailler plus longtemps ; 2) comme il y a de plus en plus de personnes âgées, il sera de plus en plus difficile de financer les pensions de retraite sur la base des cotisations des actifs, donc il faut reculer l’âge de départ à la retraite. Ces deux allégations n’ont aucun fondement, mais une fois encore, leur répétition incessante a fini par accréditer l’idée qu’elles sont frappées au coin du bon sens ! Et pour enfoncer le clou, les gouvernements se disant de gauche ont adhéré à ces impostures en validant les dommages infligés à notre système de retraites par les gouvernements de droite successifs ; par conséquent, si « gauche » et droite sont d’accord pour ces réformes, c’est bien qu’il doit y avoir un fond de vérité aux arguments présentés ! Tout de même, quelques millions de Français sont descendus à plusieurs reprises dans la rue pour protester contre ces réformes ; mais il y a longtemps que le pouvoir fait litière de ces poussées de fièvre ou les traite désormais à coups de matraques, de grenades lacrymogènes et de balles de défense. Il ne s’agit pas ici de rappeler toutes les raisons qui justifient la réduction du temps de travail contraint, la première relevant tout simplement de cette évidence que l’amélioration du bien-être et de la durée de vie constatée au cours du dernier siècle tient notamment à la réduction continue du temps de travail, le temps ainsi libéré contribuant à la bonne santé physique et mentale de chaque individu. Quant au financement, il ne poserait plus le problème du ratio actifs/inactifs s’il était fondé sur un prélèvement sur la valeur ajoutée (voir à ce sujet NÉMÉSIS Chapitre V La question des retraites). 

            Pour conclure, je reviens à la présentation de Jacques Généreux qui notait que le pouvoir utilise parfois ce discours pervers selon lequel on « fait mal aux gens pour leur bien » (Macron), idée tordue qui rejoindrait selon moi celle qui consistait par le passé à assurer aux pauvres gens qui venaient écouter les curés que les derniers ici-bas seraient les premiers là-haut au royaume de Dieu ! Mais pour que les riches ne soient pas condamnés aux tourments de l’enfer, le clergé leur proposait habilement d’acheter des indulgences en échange d’années de paradis… 

            Je ne manquerai pas de me plonger dans le dernier livre de Jacques Généreux (Quand la connerie économique prend le pouvoir éditions du Seuil) et je conseille à toutes et à tous d’utiliser aussi souvent que possible vos neurones pour éviter de tomber de l’intelligence à la bêtise, voire de la bêtise à la connerie !

            Bertrand