C’était en 2013. Travaillant sur mon premier essai, NEMESIS, j’avais commencé à m’exprimer sur l’énergie nucléaire en rédigeant le chapitre dont le titre de « Faut-il vivre dangereusement ? » exprimait l’idée générale que nous avons adopté depuis des décennies et dans bien des domaines, le plus souvent à notre corps défendant, des solutions qui semblaient attractives en matière de confort et de sécurité, mais qui s’avèrent aujourd’hui délétères pour notre santé, notre environnement et notre sécurité 

J’ignorais alors tout de Svetlana Alexievitch, jusqu’à son existence même !

Ce n’est que très récemment qu’une amie m’a prêté l’un de ses livres au titre énigmatique de La supplication, mais au sous-titre beaucoup plus explicite de Tchernobyl, chronique du monde après l’apocalypse. Il est probable que si j’avais eu connaissance de cet ouvrage en 2013, j’aurais évoqué plus longuement l’anéantissement physique et psychologique des humains soumis à la terreur de la radioactivité. 

Née en Ukraine d’une mère ukrainienne et d’un père biélorusse, tous les deux enseignants, Svetlana Alexievitch a ensuite grandi dans une région de la Biélorussie proche de la frontière de l’Ukraine à une époque où ces deux républiques faisaient partie de l’Empire soviétique. Elle exercera successivement le métier de professeure d’allemand et d’histoire, puis se consacrera à une carrière de journaliste. Cette activité l’amènera à s’intéresser aux grands drames dans lesquels ont été impliquées l’URSS puis la Russie, tels que l’intervention de l’Armée rouge en Afghanistan, la catastrophe de Tchernobyl ou les actes de barbarie menés contre la population tchétchène par l’armée russe. De ses reportages sous forme d’entretiens avec des gens ordinaires elle tirera des ouvrages atypiques, comme Cercueils de zinc, témoignage de soldats soviétiques ayant participé à la guerre en Afghanistan.      

Mais c’est sans doute La Supplication qui lui aura demandé le plus gros investissement en tant qu’écrivaine. Publié en 1997, cet ouvrage lui vaudra de nombreux prix. Pour couronner le tout, elle recevra en octobre 2015 le prix Nobel de littérature. 

Que faut-il retenir de son ouvrage sur Tchernobyl ? 

Rappelons d’abord que le site où s’est produit le drame est situé en Ukraine à une centaine de km au nord de Kiev et à une trentaine de km au sud de la frontière avec la Biélorussie. L’explosion du réacteur N°4 s’est produite à 1 heure 23 minutes dans la nuit du 25 au 26 avril 1986. Le président du Soviet suprême de l’URSS était alors Mikhaïl Gorbatchev.

La cause de la catastrophe semble être imputable à des erreurs humaines. Quoi qu’il en soit, réaffirmons que tout système complexe est sujet à des dysfonctionnements : la maladie pour les organismes vivants qui sont tous d’une très grande complexité, les avaries techniques pour les machines. Ces dernières étant conçues, utilisées et entretenues par des humains, il est inévitable que des erreurs ou des manquements mettant en cause leur sécurité de fonctionnement ne se produisent un jour ou l’autre. 

Il est cependant des domaines où ces aléas sont mieux maîtrisés que dans d’autres. C’est le cas du transport aérien qui connait un taux d’accident particulièrement bas : environ 1 accident par million d’heures de vol, et ce malgré les aléas quasi permanents que posent les conditions météorologiques – mauvaises visibilités, givrage, orages, vents forts, etc. – et le rôle essentiel joué par les facteurs humains dans la conduite des vols.  

En revanche, le taux d’accident dans le nucléaire est beaucoup plus difficile à évaluer car cette industrie, du fait de son imbrication consubstantielle avec les programmes d’armes nucléaires, voit ses activités soumises à un manque de transparence qui touche également les activités du nucléaire civil. Les accidents majeurs de centrales civiles sont évidemment connus du grand public : Three Mile Island aux États-Unis (niveau 6), Tchernobyl au temps de l’URSS et Fukushima au Japon (niveau 7, soit le niveau maximal). Mais le nombre de victimes qu’auront provoqué ces accidents est impossible à évaluer, l’exposition à la radioactivité des travailleurs du nucléaire ou des populations concernées pouvant entraîner la mort à plus ou moins long terme et sur une durée indéterminée… De plus, beaucoup de catastrophes majeures n’ont jamais pu être sérieusement documentées étant couvertes par le sceau du secret comme cet accident grave survenu en 1957 (niveau 6) sur le complexe nucléaire soviétique de Maïak dans l’Oural au cours duquel un réservoir de déchets nucléaires liquides a explosé, libérant un nuage radioactif qui a contaminé une région s’étendant sur 800 km2 (plus que le Territoire de Belfort qui s’étend sur 610 km2). Le chiffre de 200 décès est évidemment une estimation très basse compte tenu des 10 000 personnes évacuées et des 470 000 personnes exposées aux radiations ! 

En France, les deux accidents nucléaires les plus graves (niveau 4) ont eu lieu à la centrale de Saint-Laurent-des-Eaux en 1969 et 1980 avec, dans les deux cas, fusion du combustible dans le réacteur. Pour ces deux accidents, bien que nous ayons frôlé la catastrophe, les populations riveraines n’ont pas été formellement informées et leur gravité a été longtemps cachée au public, notamment le fait qu’il aura fallu mobiliser des centaines de liquidateurs appelés « nettoyeurs » pour éliminer les déchets hautement radioactifs des deux réacteurs avant de les remettre en état.  

Il serait fastidieux de citer tous les incidents et accidents plus ou moins graves survenus dans le monde. Trop souvent ils se traduisent par des rejets d’éléments radioactifs dans l’environnement, ce qui représente un risque sanitaire aux conséquences difficiles à évaluer pour les populations, mais un risque bien réel ! Et on ne parle pas ici des innombrables essais de bombes nucléaires et des catastrophes évitées de justesse lors d’accidents d’avions militaires porteurs d’armes atomiques ou de pertes de sous-marins à propulsion nucléaire lanceurs d’engins, ce qui implique que des bombes, ogives ou réacteurs nucléaires reposent actuellement, et pour longtemps, au fond des océans.

  Dans cet inventaire cauchemardesque, ce que l’on ne perçoit pas vraiment, c’est le sort terrible des victimes confrontées à un ennemi insaisissable dont on ne peut mesurer à quel point il est menaçant et dangereux autrement que par un dosimètre, et comment cette expérience totalement déroutante génère une angoisse qui ne s’éteindra jamais complètement chez les personnes concernées. 

C’est exactement ce que Svetlana Alexievitch a voulu nous faire sentir au travers des témoignages poignants qu’elle a retranscris dans La supplication.  

Après la catastrophe de Tchernobyl, il y avait dans la vaste zone soumise à une sévère pollution radioactive des personnes assez âgées pour avoir connu les abominations de la Seconde Guerre mondiale ; d’ailleurs, l’Ukraine n’avait-elle pas été le théâtre des affrontements les plus meurtriers entre forces nazies et forces soviétiques ? Ces personnes âgées, surtout des femmes, leurs conjoints ayant péri en grand nombre en combattant dans l’Armée rouge, se demandaient, voyant tous ces soldats qui leur intimaient d’abandonner leur maison et leur lopin de terre, si elles n’étaient pas en train de vivre une nouvelle guerre dont elles ne comprenaient ni la nature, ni les règles, ni les objectifs. Il faut dire aussi que les messages assurant les populations que tout était sous contrôle, puisque l’incendie du réacteur avait été maîtrisé, n’avaient rien de convaincant et semblaient même en totale contradiction avec les mesures prises par le pouvoir consistant à évacuer de nombreuses localités, villes ou villages, tandis que des interdictions de consommer le lait, les fruits et les légumes de la région laissaient planer de sérieux doutes sur la gravité réelle de la situation :

 « Nous qui vivions là de toute éternité en nous nourrissant de nos pommes de terre, on nous a dit soudain que c’était interdit ! ». 

 Pire encore, il fallait enterrer la terre sous la terre : 

« Ils retiraient la couche supérieure de la terre contaminée par le césium et le strontium. »

« … on nous a évacués et l’on a enterré notre village. »

« À la place du village, il n’y a plus qu’un champ. »

            Quant à ceux qui mourraient victimes des radiations, il fallait les enterrer dans un cimetière particulier, à l’écart des autres morts. Mais les irradiés restés provisoirement en vie, ils étaient eux-mêmes devenus des parias pour ceux qui, ayant été épargnés par les radiations, se tenaient à distance de peur d’être contaminés. 

            Même faire l’amour était devenu dangereux car il ne fallait surtout pas faire d’enfants tellement était grand le risque de les voir naître avec quelque horrible infirmité !

            Lorsque tous les repères habituels n’existent plus, que du jour au lendemain votre vie bascule dans l’inconnu, que vous êtes évacué de votre village sans préavis et sans espoir de retour, que l’ennemi invisible que sont les radiations peut vous frapper à tout moment, comment faire pour échapper au désespoir et à la folie devant un tel cauchemar ? Le livre de Svetlana Alexievitch nous plonge dans le désarroi de ces populations sacrifiées auxquelles on avait promis un avenir radieux grâce à l’énergie nucléaire « pacifique ». 

            Mais au lieu du progrès humain, ce fut Tchernobyl qui survint !

            Je ne veux pas déflorer plus le livre de Svetlana Alexievitch car j’espère que vous qui me lisez aurez le courage de vous plonger dans les horreurs d’une « guerre » qui ne ressemble en rien à celles que l’humanité à menées et vécues jusqu’alors. Je vous recommande en tout cas vivement de le faire car dans la période d’intenses débats publics liés aux prochaines élections, il me semble essentiel de prendre conscience de la menace majeure que fait peser sur notre pays la présence de très nombreuses installations nucléaires qui peuvent, à tout moment, mettre en péril un nombre incalculable de vies, présentes et futures, mais aussi conduire à la perte irrémédiable de pans entiers de notre territoire national. 

            Avec tous mes vœux pour 2022. Puissions-nous être rassemblés autour d’un projet de société qui permette de retrouver un chemin qui nous mène vers ce progrès humain dont je viens de parler et tourne la page de vingt années de régression sociale et de destruction méthodique de notre précieux environnement !

            Bertrand