CHAPITRE 1
DIFFICILE D’OUBLIER
MARIANA NICULESCU

Après son enquête sur l’assassinat de la doctoresse de Pont-Aven, Noël Declercq était resté quelques jours chez son ami Félix. On était entre vieux et les paroles se faisaient rares. Très souvent, Félix emmenait sa « vieille canaille » vers Raguenes. Ils mangeaient au « Coin de Ciel » et allaient se rafraîchir en bord de mer. On était là pour communier en silence avec Dame Nature. Ils s’asseyaient sur le dessus d’un rocher et observaient les ressacs de l’Océan.
— Et dire qu’un jour ou l’autre l’homme sera chassé par toute cette eau ! murmura Félix.
Noël gardait le silence. Il continuait à suivre les vaguelettes frappant les rochers et parfois il s’amusait de leurs morsures sur le bout de ses chaussures. Et il revint sur les propos de son ami :
— Notre triste sire d’humain aura tout fait pour l’attirer sur ses rivages ! À force de balancer dans la nature des tonnes de dioxyde de carbone, notre bipède sera contraint de se replier non assuré de survivre. Et de plus, il aura tué sa planète.
Ces échanges avaient été entendus par les autres promeneurs. On regardait notre couple de retraités avec un certain dédain. Quels rabat-joie faisaient-ils ! Pourquoi ces deux petits vieux venaient-ils les déranger dans leurs bonheurs de simplet ! À la limite, qu’ils restent chez eux pour couler doucement le peu de jours qu’ils ont encore à vivre. Le « quadra » n’aime pas la vieillesse et ses raisonnements. Peut-être est-ce le fait qu’elle leur rappelle le destin qui les attend. Va savoir ?
Puis nos seniors se levèrent et reprirent la route.
À bord de la « deuche » de Félix.
Ils rejoignirent le restaurant d’Éliane, la compagne de notre ex-commissaire. Mais sur la route, ils ne manquèrent pas de s’arrêter dans un de ces bistrots dont raffolaient nos retraités. Ils s’attablèrent dans le jardinet de l’estaminet. Il était contigu au presbytère de Pont-Aven. À l’employée qui vint prendre leurs commandes, Félix répondit :
— Deux mousses et sans faux col !
La serveuse n’apprécia guère cette remarque. On mettait en cause le sérieux de son service ! Aussi gratifia-t-elle nos deux petits vieux d’une moue qui ne laissait pas de doute quant à ses sentiments.
— Mon cher Félix que veux-tu y faire ! Oser médire de la qualité d’un service n’est plus de mise de nos jours. Il faut renoncer aux remarques caustiques même si tu les saupoudres de pointes d’humours.
Ils gardèrent le silence lorgnant l’assemblée des buveurs. On y relevait tout type de clientèle. Le poivrot en mal de vivre et qui se confie à une bouteille. Le couple qui se dispute et celui qui se fait des mamours. La petite famille au complet dont les enfants ne peuvent rester en place. Un couple de retraités n’ayant plus rien à se dire et qui attend la fin de vie. Deux à trois jeunes excités se racontant leurs soirées de dragues. Un duo de copines en recherche d’un amour qui n’existe pas et qui se ronge les ongles par peur de passer à côté du bonheur. Et pourtant la vie n’est qu’une route qui ne mène nulle part sauf de s’allonger pour l’éternité dans quelques mètres carrés de terre et de s’y décomposer.
— Tu vois Félix, nous avons devant nous toute la société ! Ils ont tous l’envie de changer leur quotidien mais ils ne savent pas quel chemin prendre !
— Sauf l’amoureux de la divine bouteille !
— Oui il ne sait plus où il en est ! La vie lui a laissé de belles cicatrices qui resteront gravées dans sa mémoire !
La serveuse revenait avec un plateau bien lourd pour ses petits bras. Mais cela ne l’empêchait pas de se déhancher et d’exhiber de jolies gambettes. Certes les genoux étaient cagneux mais cela s’oubliait à la vue des « pièces motrices ». Elle arriva sur ses clients avec un sourire qui bien vite disparut. Elle n’avait pas oublié la remarque de Félix :
— Deux pressions et sans faux col ! lança-t-elle. Et de se pencher pour déposer les bocks de bière.
Félix nota la jolie courbure des seins qui ressortaient d’un large décolleté. Des attraits qui s’invitaient dans la rétine des consommateurs. En relevant la tête, la serveuse remarqua que son client avait quelque peu voyagé dans son corsage. Elle semblait courroucée et ne tarderait pas à s’indigner. Félix anticipa :
— Mademoiselle ne cachez jamais ce sein car il est d’une beauté telle qu’on en oublierait toutes les noirceurs de ce monde ; et je vous prie de me pardonner si je vous ai manqué de respect. Mais que voulez-vous la beauté est faite pour être admirée !
La serveuse ne dit mot. Elle poursuivit son chemin tout en ayant gratifié Félix d’un sourire qui demandait un suivi. Par la suite, lorsqu’elle vint à frôler la table des papys, elle n’oublia pas de fixer avec insistance le regard de notre ex-commissaire.
Félix et Noël continuèrent leur tour d’horizon. Ils venaient de remarquer l’arrivée d’un homme d’église. Reconnaissable à son complet gris surmonté d’une collerette blanche. Il prit une table proche de celle de notre poivrot. Et très rapidement, il vint s’asseoir près de notre « amoureux de la bouteille ». Ils devisèrent calmement et tous deux semblaient apprécier cet instant. Puis notre curé se leva et passa près de nos seniors. Il s’arrêta et fixa Félix :
— Excusez-moi mais vous êtes bien le commissaire Le Pendu ?
— Oui, répondit Félix ; et d’ajouter, À qui ai-je l’honneur ?
Les clients relevèrent la tête vers la table de nos septuagénaires. On avait l’impression que la renommée de Félix avait marqué toute la Bretagne et surtout ce hameau de Pont-Aven. Rien d’étonnant car le meurtre de leur doctoresse avait fait grand bruit et tout un chacun avait retenu les noms des enquêteurs Declercq et Le Pendu. On perçut de la gêne chez nos « vedettes du jour ». Ils n’aimaient pas la renommée et préféraient « vivre heureux auprès de leur arbre » comme le chantait Georges Brassens.
— Puis-je m’asseoir ? demanda l’ecclésiastique.
— Faites ! répondit Félix.
— Je suis le recteur Péron et j’ai bien connu le Dr Maubert. J’appréciais son dévouement auprès des défavorisés. Elle se dépensait sans compter et tous ses soins étaient gratuits. Elle tentait de leur remettre du baume au cœur et les incitait à poursuivre leur lutte contre l’adversité. Mais maintenant, tout comme ce pauvre homme assis à la table voisine, ils ont perdu leur bienfaitrice. Ils sont à la rue !
Et tous trois de revivre le chemin du Dr Maubert plus connue sous sa véritable identité, Mariana Niculescu. Et de connaître la suite des dollars encaissés par la doctoresse dans son chantage sur les meurtriers de ses parents.
— Mariana un jour est venue me rendre visite au presbytère. Elle semblait gênée, disons mal à l’aise. Elle me tendit une enveloppe…
— Un don en espèces ! dit Félix.
— Oui comment avez-vous deviné ?
— Mon cher recteur reprit Noël, Mariana avait encaissé 1 million de dollars et la moitié avait été remis à un asile de Quimper. Je suppose qu’elle vous a gratifié d’une belle somme !
— Oui environ deux cent cinquante mille dollars que j’ai remis au diocèse ! Ils ont accepté ce don mais je pense qu’ils en ont référé à la gendarmerie.
— Ne cherchez pas ! et gardez le souvenir d’une doctoresse qui mériterait que Pont-Aven lui dédie l’une de ses rues ! répliqua Noël.
Cette réponse cinglante n’admettait pas de poursuivre sur ce sujet. Pour nos « privés » cette enquête avait été pénible et il était temps de passer à autre chose. Ils ne diraient rien de cet entretien au capitaine Morenval maintenant commandant à la Direction Régionale de la Gendarmerie. Et conseillèrent au recteur de suivre le même chemin tout en n’oubliant pas de mentionner dans ses prêches la grande bonté de la Roumaine. Ce dernier acquiesça et s’en repartit vers son clocher. Félix et Noël finirent leurs verres et s’esquivèrent rapidement afin d’éviter les questions inévitables des consommateurs. Ils fuyaient cette sordide affaire et avaient hâte de retrouver Éliane, la compagne de Félix. Le meurtre de Mariana Niculescu devait se ranger dans la valise des mauvais souvenirs. Fermée à clef et jetée dans les « oubliettes de la mémoire ».