L’ART : Voie d’Eveil: Le jardinier et les malvoyants
Le premier dit : « j’aperçois le bout du chemin, et la porte peinte en bleu de la clôture. La porte est fermée. J’en suis sûr ! Il n’est pas venu…
Le second dit : – Je ne vois que les buissons qui bougent et des tâches de couleurs. Les couleurs sont bien ternes. Les fleurs sont fanées. Pourquoi viendrait-il ?
Le troisième : – Vous rêvez ! Il n’y a que la brume. Personne ne viendra !
Le quatrième :- Je ne vois presque rien, mais j’entends des pas sur le gravier…
Le premier : – Tu veux toujours te croire supérieur ! »
Que représentent ces « malvoyants » ?
La science, paraît-il, considère que seul ce qui est mesurable est réel. Elle rejette ainsi comme « non-réel » tout ce qui est ressenti, les sensations mais aussi les émotions. Et dans la sphère de la pensée, est suspecté d’irrationalité tout ce qui est perçu par autre chose que l’intelligence rationnelle. La science feint ainsi d’ignorer que son domaine d’investigation est fortement limité par l’imperfection des outils de mesure. Le « Réel » perçu comme tel et étudié par la science est un tout petit domaine du connaissable, lui-même minuscule îlot au sein de l’inconnu (futur connaissable ou inconnaissable ?).
Les « malvoyants » représentent cette pitoyable prétention que nous avons tous, lorsque nous affirmons connaître au moyen de nos facultés limitées, qu’elles soient sensorielles (informatives) ou intellectuelles (normatives). La vision ou plutôt la « mal-vision » devient outil de mesure (jusqu’où vois-tu ?) et elle accentue la tentation d’interprétation (il n’est pas venu. Personne ne viendra….).Plus l’outil (la « mal-vision ») est médiocre plus grande est l’habileté du mental à tirer des conclusions fausses. Lorsque l’intelligence rationnelle devient rationalisation, les erreurs les plus folles issues souvent de l’inconscient, sont rationalisées. Cette propension à limiter le Réel devient de nos jours tellement excessive que l’on peut parler d’une mutilation de l’intelligence.
L’Art peut-il « sauver » le monde ?
Le quatrième « malvoyant » nous dit : « Je ne vois presque rien, mais j’entends des pas sur le gravier… » Il reconnaît sa limite et il décide donc de sortir de cette logique malvoyante et absurde. Il sort de cette impasse de la connaissance en utilisant une autre faculté, l’audition, qui lui restitue le monde en lui redonnant une perception multidimensionnelle. Il n’essaye plus de voir, il accepte de percevoir, sans en tirer de conclusion : « j’entends des pas sur le gravier ». Il peut alors situer et désigner ce qu’il perçoit. (Nous savons que les aveugles développent une audition plus fine). La réaction du premier malvoyant est d’emblée le refus et le jugement : « Tu veux toujours te croire supérieur !», cela pose la question de l’élitisme supposé de l’Art. De l’artiste (surtout le poète) nous disons souvent tout et son contraire. « peu réaliste », « rêveur », « non intégré », « fumeux », trop « mièvre », « quiétiste ! » ; l’habitude étant de le juger « différent », ce qui empêche tout effort de réflexion sur ce que peut apporter la poésie. Le seul intérêt de l’art est-il de « plaire » ou de « déplaire » ?
L’Art est-il connaissance ?
Il y a deux sortes de connaissance : Une connaissance qui sépare, qui analyse, qui objectivise et dissèque le réel, (surtout la nature), et même l’homme est alors considéré comme un objet, utilisable, jetable, modifiable et de plus en plus remplaçable par la machine. Cette connaissance se centre sur la matière, le mesurable, le consommable et le visible. Elle induit un savoir intellectuel qui entraîne la compétition, la frustration, la coupure d’avec la nature, le rejet du féminin et de l’inconscient. « Les chiffres grignotent les poutres du monde. » nous dit Christian Bobin dans un article paru dans Le Monde des Religions (mai-juin 2013). Il y a une autre forme de connaissance qui réunit au lieu de diviser, à travers des « savoir-faire » qui reposent sur des « savoir-être » : L’Art, en particulier la poésie, les contes, la mythologie, la littérature spirituelle. Venons-en donc au jardinier, puisque c’est lui que les quatre « malvoyants » attendent. Qui est-il ? Il est celui qui va réunir et harmoniser par son « savoir-faire », l’ordre et le désordre, le plein (les massifs) et le vide (les allées), l’homme (le gravier qui matérialise la marche) et la nature (les buissons qui bougent), le beau (les couleurs) et le laid (les fleurs fanées), l’utile (les fruits) et l’inutile (les fleurs). Mais pourquoi est-il « attendu » ? Son « savoir-faire » permet de rêver à un « savoir-être » qui serait accessible à tous quelle que soit notre capacité de vision. D’où l’interrogation anxieuse : « pourquoi viendrait-il ? ». Et le verdict implacable du troisième : « Vous rêvez ! Il n’y a que la brume. Personne ne viendra ! ». « Vous rêvez ! » est l’insulte la plus courante utilisée par les « raisonnables », ceux qui ne croient qu’au visible, à l’utile et au mesurable et qui ferment en eux toutes les portes de l’intelligence intuitive et de la sagesse spontanée. « Il n’y a que la brume » : Pour eux il n’y a aucune autre issue. Nous devons continuer notre course mortelle, aveugle, vers la non-vie ! Le jardin est le symbole de notre désir de beauté qui transparaît dans cette question : Quelle est la beauté invisible à l’origine de la beauté visible ?
Je voudrais terminer par trois extraits d’articles parus dans Sources, n°27, (numéro consacré en grande partie à l’art sacré). Je veux ainsi rendre hommage aux grands visionnaires-poètes qui nous accompagnent dans nos efforts de « vision juste » ! « Le but ultime de tous les esprits créatifs, dans toutes les disciplines, aussi bien les sciences que les arts, devrait être de révéler et partager l’expérience de la beauté qui est la véritable nature de la réalité. » La Source de la créativité. Rod Anderson (Souces N°27) « « La beauté sauvera le monde » dit Dostoïevski. La beauté dans le sens d’harmonie, d’intégration et non pas d’esthétique. Pas une beauté qui séduit, mais une beauté qui suscite une résonance, un écho dans le cœur de l’homme. » Entretien avec Frère Jean (Sources N°27) « L’émerveillement n’est pas une chose puérile, c’est le point d’appui le plus solide de cette vie, la seule gloire à laquelle on puisse goûter sans déchoir, parce qu’elle ne vous est pas donnée par le monde. » Christian Bobin (Sources N°27) Le petit conte intitulé « Le Jardinier et les malvoyants » ne figure pas dans mon recueil « Parfum d’exil », mais il fera partie du prochain recueil « Le murmure des anges ».
Je vous invite sur ma page Facebook « Poésie et symbolisme » (Jeanne Henocq)