Je vous avais parlé il y a peu de temps de liberté, ou plutôt des libertés, en soulignant que nous pouvions parfois renoncer à certaines d’entre elles pour préserver notre santé et notre sécurité.

L’actualité de ces derniers jours m’amène à vous parler maintenant de violence, ou plutôt des violences.

Le terme violence s’oppose à différents antonymes tels que douceur, calme ou paix. L’existence d’innombrables concepts antagonistes dans notre langage a pour origine cette caractéristique de la nature humaine, une nature duale faite de sentiments, de pensées et de comportements qui se contrarient sans cesse. Le réalisme nous conduit à reconnaître l’existence de cette confrontation permanente au sein de l’humanité entre forces du Bien et forces du Mal. Mais reconnaître ne veut pas dire se résigner à laisser le Mal submerger le Bien. Chacun d’entre nous doit faire un choix : de quel côté ai-je envie de me situer ?

S’agit-il d’un choix seulement moral ? Non, c’est aussi un choix pragmatique. Se mettre du côté du Mal peut parfois apporter quelques satisfactions à court terme, mais il faut toujours en payer le prix fort à plus long terme. Voilà qui peut nous faire penser à l’histoire du peuple des Troglodytes que Montesquieu évoque avec tout le talent qu’on lui connaît dans les Lettres persanes. Chaque individu de ce petit peuple se distinguait par une absence totale d’empathie à l’égard des autres membres de sa communauté, n’ayant pas d’autre idée que de chercher son avantage en toute chose, prêt à violenter ou tuer son voisin pour satisfaire ses besoins ou ses envies. A chaque épisode de l’histoire que raconte le Persan Usbek, auteur supposé de la lettre évoquant les mœurs épouvantables de ce peuple, il apparaît que telle mauvaise action, tel acte criminel ou telle absence de compassion finit par se retourner non seulement contre ses auteurs, mais aussi contre le peuple tout entier.

Quand une « maladie cruelle » vint à ravager leur contrée, un médecin d’un pays voisin se trouvant là réussit à éradiquer l’épidémie et à les sauver tous. Or, les Troglodytes refusèrent de lui donner une quelconque récompense pour son action salvatrice et il s’en retourna chez lui « accablé des fatigues d’un si long voyage ». Mais une seconde vague de la maladie apparut. Les Troglodytes n’eurent alors aucun scrupule à le solliciter pour qu’il les sauve à nouveau d’une mort certaine, ce que le médecin refusa catégoriquement, accusant ce peuple ingrat d’avoir « dans l’âme un poison plus mortel que celui dont (il voulait) guérir ».

Cette fable se poursuit dans la lettre suivante d’Usbek à son ami Mirza où l’on apprend que seules deux familles Troglodytes ont survécu à la catastrophe sanitaire. En tout différents des autres Troglodytes, ils furent à l’origine d’une nouvelle lignée qui donna naissance à une société où régnait la « vertu » ; entendons par là que leur comportement était pétri de valeurs d’entraide et de partage, de compassion et de respect, ce qui fut prodigieusement bénéfique à la prospérité et au bien-être de chacun dans cette communauté devenue exemplaire.

La morale de l’histoire est on ne peut plus claire : la violence sous toutes ses formes est une calamité pour les sociétés humaines. L’épisode de la « maladie cruelle » qu’eurent à subir les mauvais Troglodytes, et l’ingratitude dont ils firent preuve à l’égard de leur sauveur, nous ramènent aussi à ce que nous aurons vécu avec la pandémie du Covid-19 ! La violence institutionnelle des gouvernements néolibéraux successifs a fini par affaiblir les moyens des services de santé, dégrader année après année les conditions de prise en charge des patients et mettre hôpitaux et EHPAD dans une incapacité à faire face dans des conditions humainement acceptables à l’afflux de malades du Covid ; et si malgré tout, les soignants ont pu faire des miracles, ce n’est que grâce à leur dévouement et à leurs compétences, et non grâce aux moyens notoirement insuffisants dont ils disposaient. Verrons-nous maintenant les vilains Troglodytes qui nous gouvernent rester indifférents aux demandes de tous les « invisibles » qui ont permis au pays de ne pas sombrer face à la crise sanitaire ?

De toutes les violences dont est capable l’humanité, l’une d’elle mérite une attention particulière : il s’agit de cette violence institutionnelle qui vient d’être citée. Parmi les particularités de cette violence-là, notons qu’elle ne s’exerce pas contre un individu, mais contre la société tout entière, à l’exception bien sûr, au moins pour un temps, de ceux qui en sont les auteurs. Notons encore, qu’elle appelle à d’autres formes de violences, comme l’a si justement constaté Dom Hélder Câmara, ancien évêque de Recife ; il fut aussi un défenseur des pauvres et un opposant à la dictature des généraux (1964-1985). Voilà ce qu’il disait à propos de la violence :

« Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’Hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.

La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.

La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.

Il n’y a pas pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue. »

Ajoutons que la violence institutionnelle a encore ceci de particulier qu’elle peut être à faible bruit, souvent presque imperceptible. Quel média dominant viendrait vous parler de la « « violence » de telle loi qui, dans un alinéa discrètement introduit, va par exemple durcir les conditions imposées aux plus démunis pour bénéficier d’une aide, ou au contraire offrir une nouvelle niche fiscale pour permettre aux nantis d’alléger leur impôt ? Il y a des mots dont l’usage paraîtrait inconvenant dans ce genre de contexte ! Tout au plus pourra-t-on signaler quelques escarmouches verbales au Parlement lors de la discussion de tel ou tel article de loi. Ainsi, insensiblement ces lois aboutiront à un corpus législatif et réglementaire qui contribuera à augmenter les inégalités, induisant plus de précarité et de pauvreté pour un grand nombre de citoyens, et encore plus d’aisance pour une minorité déjà bien servie.

Cette violence qui était quasi invisible dans ses moyens finit donc par le devenir au niveau de ses effets, se traduisant concrètement dans la vie réelle des citoyens, provoquant le mécontentement devant la dégradation des conditions de vie : chômage pour les uns, stagnation des salaires pour les autres, dégradation continue des services publics, environnement de plus en plus délétère pour la santé, etc. La combinaison de tous ces effets conduit à la conséquence ultime la plus cruelle : celle qui réduit l’espérance de vie moyenne des victimes de cette violence institutionnelle. Bien sûr, dans un monde globalement riche comme le nôtre, ce n’est pas la violence révolutionnaire évoquée par Dom Hélder Câmara qui va surgir du jour au lendemain. Néanmoins, le mécontentement va se faire entendre au niveau des syndicats, des partis politiques d’opposition, voire de mouvements spontanés comme celui des Gilets jaunes. Alors, des mots d’ordre appelant à manifester vont venir de divers côtés, les syndicats pouvant aussi appeler à la grève. Tant qu’ils se dérouleront dans le calme, ces mouvements sociaux n’auront malheureusement que peu d’impact sur l’attitude du pouvoir. Beaucoup d’entre nous peuvent se souvenir par exemple des millions de citoyens qui ont défilé calmement pour protester, sans succès, contre les coups de canif successifs portés à notre régime de retraite. De même, de grandes manifestations pour la défense du climat ont commencé à se dérouler en France et par le monde sans que les gouvernants n’en tiennent compte, la Commission européenne poursuivant même sans relâche ses négociations avec de nombreux pays pour libéraliser et développer encore plus le commerce mondial, pourtant préjudiciable non seulement au climat, mais à bien d’autres aspects de notre vie comme on a pu le constater avec la crise du Covid-19.

Pourtant, les effets de la violence institutionnelle deviennent parfois tellement insupportables que certains individus vont basculer dans la violence de rue à l’occasion de manifestations. Sans atteindre un niveau révolutionnaire ou insurrectionnel, cette violence est apparue en France dans le cadre du mouvement des Gilets jaunes et des manifestations contre le démantèlement de notre système de retraite, ou pour l’amélioration des conditions de travail et de la rémunération de nos personnels soignants. Dès lors, à la dégradation de certains lieux symboliques du pouvoir, va répondre une violence répressive inouïe contre les manifestants avec des atteintes à leur intégrité physique au moyen d’armes capables d’infliger des blessures de guerre : yeux crevés, visages défigurés, mains amputées, voire des blessures mortelles. Nous sommes alors dans la troisième forme de violence citée par l’évêque des pauvres. Elle a un but fondamental : permettre à la violence institutionnelle de se poursuivre « tranquillement » en dissuadant les opposants d’exercer leur droit constitutionnel de manifester.

Il y a des degrés dans toute forme de violence, et la violence policière qui se développe en France reste à des années-lumière de la violence militaire qu’a pu exercer un Augusto Pinochet contre son propre peuple afin de faire accepter par la terreur la stratégie du choc économique et social mise en œuvre sur les indications des « Chicago boys », individus tout imprégnés de la doxa ultra libérale théorisée par Milton Friedman. Mais l’idéologie est la même, celle qui confie au marché le rôle d’unique boussole pour orienter la société, ne laissant à l’État que ses fonctions régaliennes. Avec cette différence majeure toutefois : le pouvoir avait été pris par la force d’un coup d’État au Chili alors qu’il peut se prévaloir en France de sa légitimité, même si sa représentativité s’érode au fil du temps avec l’affaiblissement continu de la participation électorale.

Dom Hélder Câmara a-t-il pour autant raison de dire que la violence institutionnelle est « la mère de toutes les violences » ?  Que dire des violences familiales qui s’exercent contre les enfants ou les femmes, de la violence irresponsable qui tue sur les routes, de la violence raciste et de toutes les formes de violence exercées par des individus contre d’autres individus ? Parmi toutes ces violences, celles qui sont associées au statut social sont assurément nombreuses : au cours de la période de confinement instaurée pour lutter contre la pandémie du Coronavirus, les médias se sont faits l’écho de la recrudescence des violences familiales parmi les ménages les plus défavorisés disposant d’un logement trop exigu. Qui oserait contester que la violence qui dévaste certains quartiers trouve en grande partie sa source dans le niveau de chômage élevé qui y sévit et dans l’état d’abandon où se trouvent infrastructures, bâtiments et services publics ?

 Dans ces conditions, afin de tarir les principales sources de violences collectives et individuelles, n’est-il pas souhaitable de neutraliser démocratiquement toute forme de gouvernance qui prendrait des décisions et agirait contre l’intérêt et la volonté d’une majorité de citoyens ? Mais, me direz-vous, nous sommes dans une démocratie ; par conséquent rien ne devrait advenir qui ne rencontre le consentement des citoyens. Las, nous avons fait depuis longtemps l’amère constat des nombreuses imperfections de notre démocratie : promesses non tenues; orientations cruciales pour le bien-être de la population prises sans consulter les électeurs dans des domaines tels que le nucléaire, l’aménagement des territoires, les accords de libre-échange, le modèle agricole ou la politique de santé; constitution qui donne des pouvoirs démesurés au Président et à sa majorité; faiblesse des contre-pouvoirs et de la pluralité des médias concentrés entre les mains de quelques milliardaires…  

La route semble longue pour atteindre un régime authentiquement démocratique et parvenir à cet état de fraternité et de vertu du peuple des gentils Troglodytes, un peuple où toute forme de violence avait disparu.

Bertrand