J’avais signalé dans un précédent billet que je reviendrais sur la question du « monde nouveau » que nous avons à construire. Rappelons que l’ambition de mon livre est seulement de poser quelques jalons pour indiquer une nouvelle direction à prendre : faire revivre la démocratie, installer une fiscalité juste et redistributive qui sera porteuse de progrès, remettre en question la globalisation inspirée par l’idéologie néolibérale, envisager un nouveau système de financement de la protection sociale, définir des règles d’aménagement de nos territoires qui permettront sur le long terme de réduire nos besoins quotidiens de déplacements, etc.

Du jour au lendemain, la pandémie qui frappe aura confirmé avec éclat ce qui est essentiel à notre « survie » : assurer les soins de santé, l’approvisionnement alimentaire, la fourniture d’énergie et le maintien de la propreté de nos villes et villages, ce qui n’est pas rien, mais reste très en-deçà de ce qui nous produisons habituellement sous forme de biens et services. Ce constat doit être mis en relation avec le chapitre sur le bien-être qui pose que l’on ne peut pas y accéder sans la santé, et que pouvoir s’alimenter est évidemment une question de vie ou de mort. Plus généralement, la question posée dans ce chapitre était la suivante : quelles sont les conditions que tout un chacun poserait pour parvenir au bien-être ? Autrement dit, si l’on considère que le bien-être est une situation qu’il est légitime pour tous de chercher à atteindre, quels sont les besoins qu’il faut satisfaire pour y parvenir ? La réponse à cette question générale n’est pas une mince affaire lorsqu’il faut la traduire en un véritable projet de société, sachant que la situation de départ est elle-même d’une grande complexité puisque c’est le monde tel qu’il est qu’il nous faut prendre en compte, avec toutes les forces contraires qui le traversent et toute la diversité des situations qui se présentent entre les pays de la planète, que ce soit au niveau de leur état de développement, de leurs ressources naturelles, de leur géographie, de leur démographie, de leurs institutions ou de leur  culture.

Le problème serait beaucoup plus simple s’il pouvait se résoudre à l’intérieur des frontières d’un même pays. Mais sur une planète dont les dimensions se sont réduites au fur et à mesure que les moyens de transport gagnaient en vitesse, en capacité, en sécurité et en régularité, bref, en performances, il n’est plus possible pour un pays d’envisager un projet de société qui ne prendrait pas en compte les intérêts ou les simples besoins des pays alentours et bien au-delà ! Après tout, les frontières sont rarement « naturelles » ; elles sont le fruit de l’histoire, et les humains d’aujourd’hui n’ont aucune responsabilité dans une partition des territoires de la planète qui est consécutive à d’innombrables conflits armés au cours des siècles passés ou de la colonisation de continents entiers par les Européens.

Il est facile de montrer que la vie d’une population donnée ne peut s’organiser et se suffire à elle-même comme si elle se trouvait dans une bulle étanche. Les pays européens sont par exemple incapables de couvrir la totalité de leurs besoins en énergie sans importer du pétrole d’Arabie Saoudite, du gaz de Russie ou de l’uranium du Niger et du Mali. Consommer de l’huile d’arachide, boire du café ou manger du chocolat ne serait pas possible si nous n’importions pas ces aliments d’Afrique ou d’Amérique du sud. Il ne faut donc pas considérer que le commerce mondial pourrait être réduit à néant ; de fait, il a toujours existé, sauf que notre dépendance aux produits venant de l’étranger n’a jamais été aussi forte.

Cette forte dépendance de l’Europe aux importations n’est pas seulement « subie » à cause de produits essentiels en énergies fossiles et autres matières premières, mais elle est aussi en grande partie « voulue » à cause d’un recours excessif à de la main-d’œuvre étrangère employée dans des pays souvent très éloignés, avec comme principale justification de dégager d’importants profits. Je ne vais pas développer plus cet aspect dont mon essai parle abondamment. J’invite évidemment tous les lecteurs de ce blog à découvrir les analyses présentées dans le livre ; elles ont pour but d’aider à une compréhension « globale » d’un monde « globalisé ».

De nombreuses observations semblent indiquer que l’irruption du Covid 19, mais aussi du H1N1, d’Ébola ou du SIDA, aurait été favorisée par l’expansion continue de l’occupation humaine sur des espaces qui étaient réservés à l’habitat de la faune sauvage, ce qui aurait pour effet de réduire toujours un peu plus la « distanciation » entre les humains et cette faune porteuse naturellement de virus qui ne sont pas nécessairement pathogènes pour elle, mais peuvent l’être pour les humains qui la rencontrent involontairement, ou volontairement comme on l’a vu sur ce marché de Wuhan ainsi que dans des pratiques de braconnage: en Afrique de l’Ouest, des pertes considérables dans la population des gorilles ont été provoquées par les actions combinées du virus Ébola et du braconnage. C’est une question très importante sur laquelle se penchent sans doute beaucoup de chercheurs, surtout dans les circonstances actuelles, mais alors que doit-on penser des pandémies qui ont fait des millions de victimes dans un passé parfois lointain alors que les humains occupaient un espace naturel encore très réduit ?

Il serait en tout cas difficile à ce stade d’affirmer que le libre-échange aurait favorisé d’une manière ou d’une autre l’infection du patient « zéro » de Wuhan. En revanche, l’intensité du commerce mondial n’est sans doute pas totalement étrangère à la propagation du virus, même si celle-ci a surtout été répandue massivement par les touristes, et très rapidement par les avions de transport de passagers comme on l’a vu dans le précédent billet.

La construction d’un monde nouveau sera donc un nécessaire compromis entre l’isolement forcé que nous subissons actuellement, à l’intérieur de nos habitations comme à l’intérieur de nos frontières, et la mondialisation débridée qui nous entraîne vers des lendemains très douloureux.  

Extrait du chapitre 5, Quelques jalons pour montrer le chemin – Donner naissance à un monde nouveau, p.250 :

« Pour construire le monde tel qu’il devrait être, impossible d’échapper à cette donnée incontournable : il faut partir du monde tel qu’il est ! Ou plutôt, du monde tel que les hommes ont voulu qu’il soit ! Ou plutôt encore, du monde tel que certains hommes l’ont façonné. Il n’y a aucune sorte de fatalité dans ce que nous sommes et dans ce que nous deviendrons : l’humanité est entièrement responsable de son destin. »

Bertrand