J’aurais aimé évoquer dans ce billet les transports amoureux, lesquels semblent d’ailleurs tout aussi compliqués que les transports en commun en ces temps de distanciation ! Peut-être auriez-vous aimé que je le fasse, lecteurs libertins, mais ce sera pour une autre fois ou dans une autre vie…

J’ai déjà longuement parlé des transports par air qui nous ont apporté l’affreux virus de Chine ; dans ce secteur, la crise économique est majeure et le retour des passagers dans les aéroports va se faire au compte-gouttes tellement le risque de nouvelles contaminations paraît élevé dans cet environnement, même si, toutes précautions prises, il ne le sera ni plus, ni moins que dans d’autres modes, comme par exemple dans les transports en commun par bus, tram, métro ou train.

Celles ou ceux qui ont lu le livre ne seront pas surpris que je consacre un billet à ces autres transports beaucoup moins glamour avec, pour beaucoup d’entre nous, leur caractère d’absolue nécessité, ce que n’a pas le transport aérien dont l’activité principale repose sur les voyages d’agrément. Inutile de prendre d’autres exemples que celui de la France. Tout le monde a pu voir ces trains bondés en Inde auxquels s’accrochent des grappes de voyageurs, ou peut imaginer sans peine les hordes d’usagers qui s’entassent dans le métro de Tokyo ou bien celui de Shanghai avec ses dix millions de passagers par jour. Ce phénomène, pourrait-on dire, est lié à la croissance de la population mondiale et à sa concentration dans des mégapoles ; sans doute, mais la question reste tout de même posée de savoir si une telle situation est inéluctable. N’aurait-on pu, et ne pourrait-on dans le futur, faire autrement ?  Chez nous, seule l’Île de France peut afficher des fréquentations dans les transports en commun urbains qui se chiffrent en millions d’usagers au quotidien.

Lesdits usagers, dont j’ai fait partie pendant de trop longues années, connaissent la fatigue, le stress et le temps perdu dans leurs transhumances quotidiennes de troupeaux humains. Gare Saint Lazare, les escaliers mécaniques montent et descendent du matin au soir une foule compacte de banlieusards ; Gare de Lyon, le quai du RER est noir de monde, une rame a été supprimée, la suivante arrive enfin, les voyageurs qui veulent en descendre se heurtent au mur de ceux qui veulent monter, les derniers à y parvenir sont au niveau des portes qui ne peuvent plus fermer, alors on pousse encore, on crie à ceux qui sont à l’intérieur d’avancer pour faire un peu de place, quelques minutes supplémentaires de perdues et après une dernière poussée, les portes se referment enfin ; à l’intérieur, claustrophobes s’abstenir, on a du mal à respirer, et pourquoi le train ne démarre-t-il pas tout de suite ? Enfin on roule, mais on rêve de sortir de là au premier arrêt, et puis non, ça ne servirait à rien, le train suivant sera aussi plein, et la journée a été déjà assez longue comme ça, fuir au plus vite cet univers inhumain, rentrer chez soi et respirer un peu. Lesquels d’entre nous, qui vivent année après année ces expériences au quotidien, n’ont jamais pensé à la profonde et à l’intolérable absurdité du système qui leur inflige un tel traitement ?

Sans surprise, le Covid 19, comme dans la plupart des domaines d’activités de notre monde contemporain, a amplifié cette prise de conscience, non pas parce qu’il nous aurait obligés à aggraver encore notre peu enviable condition ordinaire, mais parce qu’il a démontré brutalement que le système dans lequel vivent des millions de citadins des grandes villes ne pourrait fonctionner sans qu’ils consentent à de tels sacrifices. Et si la démonstration a été plutôt l’occasion pour les usagers des transports de la région parisienne d’échapper pendant quelques semaines à ces sacrifices, l’activité économique aura au contraire pâtit douloureusement des mesures « barrières », et notamment de la nécessité de maintenir une certaine distance entre individus, soit tout le contraire de ce qu’impose le fonctionnement « normal » des transports urbains pour assurer le fonctionnement « normal » de notre économie. Rêvons un instant d’un autre monde dont la « normalité » permettrait à chacun d’être confortablement installé pour se rendre à son travail, sans craindre d’arriver en retard, et assuré de pouvoir rentrer chez lui à l’heure qu’il aura choisie.

Je reviens au livre où je tente d’expliquer pourquoi nous en sommes arrivés à une situation aussi absurde et comment nous pourrions envisager d’en sortir à moyen terme. Il est étonnant que dans les propositions entendues de tous côtés pour permettre à l’économie de ne pas complètement se paralyser pendant la période de confinement, la principale solution mise en avant ait été le télétravail. Bien sûr, il va de soi que cette option a du sens et qu’elle aurait dû être développée depuis fort longtemps compte tenu de l’évolution des métiers, qui voit ceux du tertiaire prendre une place de plus en plus importante, et des technologies qui permettent le travail à distance dans de bonnes conditions sous réserve qu’il soit organisé en conséquence. Le développement intelligent et volontariste de ce mode de travail aura sans aucun doute pour effet de diminuer un peu dans le futur la saturation des transports en commun aux heures de pointe. 

Pourtant, le télétravail sera très loin de résoudre entièrement le problème. La mesure fondamentale qui y parviendra relève de l’aménagement de nos territoires. C’est une mesure à moyen et long terme qui a été complètement négligée depuis un demi-siècle dans le cadre des politiques publiques. Non seulement elle permettrait une amélioration sensible de la qualité de vie de millions de personnes en réduisant les temps de transport domicile-travail, aussi bien par les moyens individuels que collectifs, mais elle répondrait à l’urgence climatique et réduirait les risques sanitaires liés aux émissions dans le secteur des transports.

L’acuité du problème des trajets domicile-travail n’est pas la même dans les agglomérations de taille moyenne ; toutefois, l’expansion périurbaine et la fermeture de commerces de proximité dans les centres-villes contribuent à y développer la congestion du trafic routier.

Le chapitre 5 de l’essai propose donc « d’organiser nos territoires pour mieux s’affranchir des moyens de transport », projet porteur de nombreux bénéfices pour notre qualité de vie et pour l’environnement.

 Extrait p. 362 :

Dans le cas de la France, on ne saurait aller vers une réduction progressive des coûts astronomiques de ces transhumances quotidiennes domicile-travail sans mettre un coup d’arrêt au développement de la région Ile-de-France, véritable trou noir qui aspire entreprises et candidats à un emploi.

Le moyen de transport le plus détestable, c’est celui dont on ne peut pas se passer.

Bertrand