Une amie me transmet le texte ci-dessous venant d’un militant communiste. J’ai pris la peine d’y répondre longuement sans revenir sur les détails de l’affaire GE-Alstom[2] qui compte parmi les exploits d’Emmanuel Macron lorsqu’il était encore ministre de l’Économie. J’ai au contraire voulu une fois encore aborder la question du nucléaire sous ses aspects les plus fondamentaux afin de compléter et actualiser ce que j’avais déjà présenté dans NEMESIS en 2017. 

J’espère qu’au lieu de se laisser aveugler par la propagande pro-nucléaire, notre ami communiste y verra réellement beaucoup « plus clair » après la lecture de ma réponse. 

Voici ce qu’il écrit[3] :

« J’y vois un peu plus clair.
Il y a deux reproches faits par Green Peace :

1. Les achats d’uranium au Kazakhstan 
2. La perspective de prise de participation de 20% dans le capital de GEAlst, qui fabrique les turbines à vapeur Arabelle.

1. Pour l’approvisionnement en combustible nucléaire il y a l’uranium, métal qui doit être importé, mais qui est traité en France à l’usine de la Hague.
Il y a d’autre fournisseurs d’uranium, le Niger notamment.
Il y a un stock important de combustible sur le territoire national.
Il y a aussi le combustible Mox, fait par recyclage du plutonium, à l’usine de la Hague.
Certains réacteurs du parc peuvent consommer ce combustible.

2. La nationalisation de GEAlst est une bonne chose, après toutes erreurs faites sur la filière énergétique (et sur la filière ferroviaire).
Il y a donc un projet de livrer des turbines à vapeur Arabelle aux clients de Rosatom.
Cela ne me choque pas outre mesure.
Ces turbines sont une des parties conventionnelles des centrales nucléaires.
Le réacteur nucléaire sert à chauffer l’eau et la vapeur d’eau fait tourner une turbine et un alternateur qui produisent l’électricité.

Compte tenu des retards pris pour les décisions de relance du programme électronucléaire il était urgent d’intervenir.
L’industrie électronucléaire fonctionne selon un cycle long.
Il est urgent de reconstituer le savoir-faire français, qui a commencé à se dégrader en 1983, avec les premiers plans de licenciement dans les entreprises de la filière. Par ailleurs un signal négatif a été donné aux futurs ingénieurs : le nucléaire n’a pas d’avenir !
La coopération Franco-allemande a été rompue par la partie allemande un peu plus tard. 
Il va falloir la reconstituer quand les allemands auront compris que l’électronucléaire est indispensable pour les 50 prochaines années, pour réussir la transition énergétique.
De même qu’ils viennent de comprendre, que face à la menace militaire russe, le réarmement européen est indispensable.

Que de temps et d’efforts perdus !!! »

Ma réponse

Cet argumentaire en faveur du nucléaire passe à côté de l’essentiel : en voulant trop s’approcher du soleil, l’humanité finira par se brûler les ailes ; elle a d’ailleurs commencé à le faire. Jouer aux apprentis sorciers avec ce qui structure l’Univers, c’est violer l’intimité d’un domaine que nous pouvons certes chercher à comprendre, mais pas à exploiter pour satisfaire notre dérisoire volonté de puissance ou nos appétits extravagants de consommateurs. Un joueur peut tout perdre au jeu, y compris son âme ; l’humanité perdra son âme et mettra en péril sa survie en persistant à jouer avec l’énergie nucléaire. 

Ce point fondamental étant rappelé, nous pourrions dresser la longue liste des événements ou situations qui illustrent les risques immenses attachés à l’utilisation civile ou militaire de cette énergie. Je me limiterai ici à rappeler quelques éléments parmi les plus marquants.

Tout d’abord, il convient de garder constamment à l’esprit que le nucléaire civil est indissolublement lié au nucléaire militaire. Pour que la France du Général de Gaulle puisse se passer du « parapluie » nucléaire étatsunien après avoir quitté l’OTAN, il lui fallait construire des centrales nucléaires, seules à même de fournir le plutonium indispensable à la fabrication de bombes atomiques. Laisser entendre aujourd’hui que l’énergie nucléaire est bonne pour l’environnement parce qu’elle émet peu de CO2 c’est comme dire que le Médiator des laboratoires Servier était un traitement efficace contre la surcharge pondérale du fait de ses propriétés anorexigènes alors qu’il était destiné initialement à des patients atteints de diabète de type 2. Malheureusement, ce produit prescrit à des millions de personnes pour raisons médicales ou comme simple coupe-faim, provoquait, dans un cas comme dans l’autre, des valvulopathies cardiaques ayant entraîné le décès de milliers de personnes, conséquences qui étaient pourtant parfaitement connues des dirigeants de Servier. 

Le même constat peut être fait à propos des centrales nucléaires et de toute la chaîne de production, de transport et de retraitement des produits radioactifs : qu’elles aient été créées pour fabriquer des bombes ou pour produire de l’électricité, elles sont, dans un cas comme dans l’autre, terriblement dangereuses comme l’ont montré les catastrophes de Tchernobyl et Fukushima. Ajoutons qu’avec la guerre en Ukraine, l’humanité subit une sorte d’effet boomerang, la seule présence d’installations nucléaires dans ce pays pouvant être utilisée comme chantage par l’agresseur russe qui pourrait les endommager de telle sorte que la pollution radioactive se répande dans le sol, les eaux et l’atmosphère. Cette cruelle expérience devrait nous inciter, non pas à développer encore plus notre parc de centrales nucléaires comme le souhaite le président Macron, mais au contraire à éliminer méthodiquement tous nos sites nucléaires afin de rendre notre pays moins vulnérable à toute attaque les visant. Mais l’effet boomerang est apparu également avec les armes de dissuasion nucléaire, Poutine faisant clairement comprendre au monde qu’il pouvait envahir à son gré des pays voisins de la Russie non dotés de l’arme atomique, car tout belligérant qui oserait s’opposer à ses funestes entreprises pourrait subir le feu nucléaire. Autrement dit, la possession de l’arme atomique dissuade les pays dotés de cette arme de se faire la guerre, mais ne les empêche en aucune manière de faire la guerre à ceux qui ne la possèdent pas, ce qui s’est vérifié à de nombreuses reprises, tant du côté états-unien que du côté russe! 

Cette consanguinité entre nucléaire civil et nucléaire militaire implique également que le développement pacifique de cette énergie puisse aider un État à mettre le pied à l’étrier pour développer une force de dissuasion nucléaire. Aider un pays à se doter de centrales nucléaires peut donc constituer un facteur de prolifération des armes atomiques.

Notons que c’est bien l’extrême dangerosité attachée au développement de l’industrie nucléaire, civile ou militaire, qui conduit à traiter ces activités dans la plus grande opacité. Que cela se comprenne dans le domaine militaire, soit, mais ne peut se comprendre dans le domaine civil que par une volonté délibérée de dissimuler les maillons faibles dans la chaîne de sécurité de cette industrie, avec notamment le souci permanent de ne pas ébruiter les nombreux incidents plus ou moins graves qui émaillent le fonctionnement des installations nucléaires. Par ailleurs, les décisions qui ont été prises par le passé, ou le sont encore de nos jours, font peu de cas de l’avis des populations ! Comment des choix aussi stratégiques et lourds de conséquences pour notre sécurité ont-ils pu être faits sans consulter les citoyens dans leur ensemble ? A vrai dire, la nature même de cette industrie en fait un sujet qui met à mal notre démocratie. Échappant à tout contrôle des citoyens, l’industrie nucléaire reste entre les mains d’une caste qui recrute dans les Grandes Écoles, à commencer par l’école des Mines dont monsieur Jancovici est l’un des plus médiatiques représentants. Et quand la société civile essaie de s’emparer de ces problèmes, très vite on constate que toute opposition à des projets de nouvelles installations nucléaires se heurte à la violence institutionnelle comme on a pu le voir en son temps à Creys-Malville avec le surrégénérateur Phénix ou actuellement à Bures avec le projet d’enfouissement des déchets nucléaires.

Voilà une autre question de poids qui reflète la légèreté avec laquelle les gouvernements se sont engagés dans cette filière : dès le départ, l’impossibilité de réduire la radioactivité des déchets nucléaires était connue, et pourtant, des programmes gigantesques de développement de cette industrie civile et militaire ont été lancés. Tout en sachant cela, et en ayant découvert par ailleurs depuis un demi-siècle que l’on ne saura sans doute jamais comment démanteler totalement les anciennes installations nucléaires, des gouvernements – celui de la France en tête – n’hésitent pas aujourd’hui à proposer de développer encore cette industrie d’apprentis-sorciers. Les générations futures nous haïront d’avoir laissé dans les paysages de notre cher pays ces monstres de béton et d’acier au cœur desquels règnera pour toujours le mortel danger des radiations. Ouvrant la voie à des docteurs Folamour[4], nos dirigeants, aidés d’une armée de Frankenstein du nucléaire, ont ainsi laissé naître des créatures monstrueuses dont ils ont perdu depuis longtemps le contrôle. 

Si nucléaire ne rime pas avec sécurité et démocratie, ce mot ne rime pas non plus avec santé, mais plutôt avec cancer, même si, très marginalement, certains traitements de cette maladie ont recours à des irradiations de tissus malades. La radioactivité est en effet elle-même responsable de nombreux cancers, bien qu’il ne soit pas toujours facile de les relier formellement à une exposition aux radiations, la difficulté venant notamment du fait que la radioactivité est, d’un certain point de vue, comparable à d’autres éléments toxiques tels que les pesticides qui se répandent dans les sols, les eaux, les aliments que nous consommons et l’air que nous respirons à proximité des terrains agricoles sur lesquels sont utilisés ces poisons. La radioactivité partage également un caractère commun avec les virus : tout aussi invisible, personne ne peut détecter sa présence à des niveaux dangereux pour la santé dans un environnement donné, à moins de porter sur soi un compteur de particules radioactives (compteur Geiger-Müller). Quoi qu’il en soit des doutes que l’on peut avoir sur l’innocuité ou la menace que représente l’exposition à des durées plus ou moins longues à des niveaux de radioactivité légèrement ou sensiblement supérieurs à la radioactivité naturelle, ce qui ne laisse en revanche aucun doute, c’est le danger mortel que représente une exposition, même brève, à des niveaux de radiations tels que ceux qui ont touché les « liquidateurs » de Tchernobyl. 

Cette action des « liquidateurs », véritables héros qui ont sacrifié leur vie pour contenir le désastre, pose d’ailleurs une redoutable question : si des citoyens, à l’époque encore tous soviétiques, ont consenti à ce sacrifice pour des raisons que la prix Nobel de littérature, Svetlana Alexievitch, analyse dans son livre La supplication à propos de la catastrophe de Tchernobyl, on est fondé à s’interroger sur ce que feraient des citoyens européens de l’Ouest, français notamment, confrontés à un tel drame… Il est de même difficile de prédire ce que feraient les habitants de villes densément peuplées situées à proximité d’une installation nucléaire – centrale électrique ou autre – siège d’un incident majeur requérant l’évacuation de centaines de milliers, voire de millions de personnes.

J’ajoute encore que la présence des centrales nucléaires a un impact avéré sur le taux d’incidence des cancers. Une étude de Santé Publique France de 2018 indique par exemple que le risque de cancer de la vessie est accru de +8 % chez les hommes et de +19 % chez les femmes dans un rayon de 20 km autour d’une installation nucléaire.

Au sujet de la pérennité de nos territoires en tant qu’espaces habitables, il y a un problème tout à fait spécifique lié au risque nucléaire : à savoir cette conséquence inouïe qu’avant même d’avoir été agressée par la Russie, l’Ukraine a perdu en 1986 une partie de son territoire à la suite de la catastrophe de Tchernobyl ! Il en va de même au Japon pour la préfecture de Fukushima. Donc, les installations nucléaires ne menacent pas seulement nos vies, mais les lieux où nous vivons, où nous avons nos proches, nos biens et tout ce qui peut nous attacher à tel village, telle ville, telle région. Un accident nucléaire majeur, c’est une débâcle sans espoir de retour. Je renvoie au livre cité supra de Svetlana Alexievitch : après l’avoir lu, on n’a pas du tout envie de vivre à moins de 100km d’une centrale nucléaire. Et pourtant, nos dirigeants n’ont pas donné d’autre choix à des millions de nos compatriotes.   

Sur toutes les questions soulevées dans l’argumentaire pro-nucléaire présenté en début de cette réponse, j’en note deux qui méritent une réponse spécifique.

Sur l’approvisionnement de l’uranium, il faut savoir que l’extraction de ce minerai, qu’elle se produise sur notre territoire comme par le passé, ou dans des pays étrangers, a des conséquences tout à fait préoccupantes pour l’environnement et pour les personnes qui y travaillent. Les anciens sites d’extraction sont des territoires interdits d’accès (il en existe par exemple chez nous dans le Limousin) car on y trouve des résidus de traitement du minerai ayant des taux de radioactivité bien supérieurs à ce qu’ils étaient avant l’exploitation de la mine (le seul fait de remuer le sol rompt l’équilibre millénaire qui s’était établi au sein du minerai et avait conduit à ramener la radioactivité à des niveaux réputés non dangereux). Quant aux humains qui travaillent sur ces mines, ils sont fatalement exposés à des taux de radioactivité supérieurs au taux naturel et en subiront les conséquences à moyen ou long terme. Citons seulement ce que dit le responsable du laboratoire de la CRIIRAD[5], Bruno Chareyron, à propos de la fermeture récente de la mine d’uranium souterraine d’Arlit au Niger : « l’uranium et certains de ses descendants radioactifs émettent des radiations que l’on appelle les rayonnements gamma, qui sont des radiations invisibles, extrêmement puissantes, qui peuvent traverser le plomb et les murs. Par conséquent, les mineurs de l’uranium sont exposés en permanence à cette radiation dont on ne peut pas se protéger, car même des vêtements en plomb n’arrêteraient pas ces radiations. » Et il ajoute : « Le suivi des travailleurs de l’uranium français montre un taux de décès par cancer du poumon 40% au-dessus de la normale et un taux de décès par cancer du rein 90% au-dessus de la normale. C’est pour cela que le suivi des mineurs du Niger est un enjeu très important, parce que les pathologies apparaissent souvent au bout de quelques années et parfois après quelques décennies. »

La question n’est donc pas de savoir s’il faut ou non s’en remettre à l’énergie nucléaire pour remplacer les énergies fossiles – pétrole, gaz et charbon – puisque compte tenu des dangers extrêmes attachés au nucléaire, son développement ne peut pas être une option ! Il y a au contraire une urgence absolue à s’en débarrasser définitivement. 

D’ailleurs, je ne peux que souscrire à la remarque que fait notre ami pro-nucléaire évoquant le cycle long de cette industrie : construire un nouveau parc de centrales prendrait en effet plusieurs décennies. Par conséquent, un tel programme ne répond en aucune manière à l’urgence climatique à laquelle nous sommes confrontés. La première mesure pour réduire rapidement nos émissions de CO2, c’est la sobriété énergétique. Celle-ci concerne d’abord les 10% les plus riches qui à eux-seuls émettent 50% du CO2 et devraient donc réduire drastiquement leurs émissions ! Mais ils n’en prennent pas le chemin, bien au contraire : ainsi voit-on par exemple que l’aviation d’affaires n’a jamais été aussi florissante alors que nous sommes à peu près sortis de la pandémie et que les ultra-riches pourraient sans crainte revenir sur les vols des compagnies aériennes, fut-ce en première classe. Alors, la seule manière de mettre un terme à cette boulimie de consommation d’énergie et de ressources naturelles chez les plus riches, c’est de réduire les inégalités de revenus, ce qui passe par une révolution fiscale majeure. « Au-delà d’un million je prends tout ! » disait Georges Marchais. Mais il parlait en francs ; aujourd’hui il faut prendre la même mesure, mais en euros (c’est ce que j’ai proposé dans NEMESIS Remettons le monde à l’endroit) ! Il faut bien sûr également mettre en œuvre une longue liste de mesures sur lesquelles tous les gens raisonnables s’accordent : développer les énergies renouvelables, isoler les bâtiments existants et construire de nouveaux bâtiments à énergie positive, dénoncer les accords de libre-échange, cesser le gaspillage sous toutes ses formes, produire local et durable, cultiver bio, réduire le nombre de véhicules en circulation, transporter le fret sur rails, aménager les territoires pour réduire à long terme les temps et distances domicile-travail, etc. 

Autrement dit, un monde meilleur est possible, mais sans l’épée de Damoclès du nucléaire au-dessus de nos têtes. Fort heureusement, les pays dans le monde qui ont eu la sagesse de ne pas avoir hypothéqué leur avenir avec cette industrie mortifère restent de très loin les plus nombreux. 


[1] Prométhée avait apporté aux humains un peu du feu du Soleil dans un bâton creux ; l’énergie ainsi disponible leur permit de développer la civilisation, pour le meilleur et pour le pire.  

[2] Après avoir encouragé le démantèlement du groupe Alstom en 2015, Macron encourage cette fois EDF à racheter à General Electric le secteur des fameuses turbines à vapeur pour un montant de 1,2 milliard d’euros, soit le double du prix auquel ce secteur avait été acquis par GE, sachant que l’industriel étatsunien s’est emparé au passage des brevets et de la technologie de ces turbines. Notons que l’intérêt de ce rachat dépend du lancement effectif d’un nouveau programme de centrales nucléaires, ce qui serait une erreur tragique. 

[3] Je n’ai pas corrigé certaines erreurs comme le fait que le minerai importé n’est pas traité à l’usine de la Hague spécialisée principalement dans le retraitement des combustibles retirés des réacteurs.

[4] Je fais ici référence au film de Stanley Kubrick sorti en 1964 en pleine guerre froide.  

[5] Commission de Recherche et d’Information Indépendante sur la Radioactivité.