« Comme une traînée de poudre » est un billet en date du 30 avril 2019 que j’avais réservé au rôle essentiel joué par le transport aérien dans la propagation rapide et massive du Covid-19 ; j’avais aussi indiqué que la libéralisation du commerce mondial avait sans doute eu peu d’impact sur cette propagation, car les passagers touristiques constituent l’essentiel du trafic passagers, loin devant les passagers d’affaires.

Depuis que j’ai écrit ce billet, diverses contributions sur la crise du transport aérien ont été portées à ma connaissance, notamment les documents suivants qui s’intéressent plus spécifiquement aux conséquences de cette crise sur la construction aéronautique civile, notamment à Toulouse et sa région.

La première de ces contributions « Toulouse, un futur Détroit ? », un texte de la Fondation Copernic, d’ATTAC, des Amis du Monde Diplomatique et de l’Université populaire de Toulouse, s’interroge sur la possibilité d’une crise économique majeure dans la capitale de l’industrie aéronautique européenne, crise qui pourrait être d’autant plus profonde que cette région a pris le risque de se développer essentiellement autour de cette industrie sans avoir trop cherché à se diversifier.

Une deuxième contribution émane de Gabriel Colletis et Xavier Petrachi, Membres de l’Association du Manifeste pour l’Industrie et répond à la contribution précédente. Son titre « L’industrie aéronautique, une activité du passé, vraiment ? » indique d’entrée une vision plutôt optimiste. Je note au passage que la crise à moyen terme du transport aérien du fait des enjeux climatiques était prévisible mais qu’elle a été précipitée par la pandémie du Covid-19, et c’est cette accélération brutale de l’Histoire qui complique la résolution de la crise annoncée par ceux qui avait la lucidité de comprendre qu’une croissance sans fin telle que la prévoyaient les « experts » de ce secteur était inconcevable.

Enfin, les auteurs de la première contribution ont réagi à leur tour à la deuxième avec un texte « Toulouse, pays de cocagne » qui apporte de nouveaux éléments au dossier. Mais globalement, les analyses se rejoignent sur le diagnostic, les différences se situant plutôt dans la manière de faire face à cette crise sans précédent.

Pour celles et ceux qui souhaitent prendre connaissance de ces documents, je donne les liens à la fin de mon billet.

Les trois importantes contributions consacrées à l’avenir de la construction aéronautique civile en France, notamment dans la région toulousaine, sont de très grande qualité et très bien documentées. Elles m’intéressent pour deux raisons :

  1. J’ai travaillé pendant 40 ans dans l’aviation civile en tant qu’ingénieur, notamment à la Direction des Programmes aéronautiques civils de la DGAC où j’étais en charge des affaires internationales, puis ai terminé ma carrière comme diplomate à la Commission de la Navigation aérienne de l’OACI à Montréal ;
  2. J’ai publié un essai de 412 pages en octobre 2017 sous le titre de NEMESIS et le sous-titre de Remettons le monde à l’endroit dans lequel j’analyse les processus qui sont à l’œuvre dans la mondialisation et souligne le rôle que joue le transport aérien dans cette mondialisation (et aujourd’hui dans la transformation rapide de l’épidémie du Covid en pandémie).

Je n’ai pas à formuler d’avis contraires à ceux qui sont exprimés dans ces articles : oui, la situation est préoccupante pour cette industrie, oui les conséquences économiques et sociales attachées à cette contraction brutale du transport aérien risquent d’être douloureuses, mais oui encore, il est possible d’envisager une transition supportable vers d’autres activités tout en conservant notre leadership dans la construction aéronautique civile grâce à des efforts importants en R&D. Sur ce plan, nous pouvons nous réjouir qu’il n’y ait plus, et sans doute pour encore longtemps, que deux acteurs mondiaux dans le secteur de la construction aéronautique civile et que le concurrent de Seattle soit en mauvaise posture.

Cependant, il y a d’autres aspects du problème à envisager, notamment dans la perspective d’une remise en ordre de la mondialisation, laquelle ne pourra se concrétiser que si les citoyens du monde et ceux qui le dirigent avancent vraiment dans la même direction. Le « monde nouveau » que j’imaginais en commençant à écrire mon essai en 2011 appelait à conditionner la liberté de commercer à des critères tels que le respect des droits humains, des règles de l’OIT, du droit à la protection de la santé de tous (sujet plus que jamais d’actualité), mais aussi des critères tels que des salaires permettant de vivre dignement, et enfin la tenue d’engagements contraignants en matière d’environnement.

Ces considérations peuvent avoir des conséquences sur le transport aérien lui-même, et donc sur la construction aéronautique civile. En effet, les règles de l’OMC et plus encore maintenant, celles qui sont inscrites dans les nouveaux accords de libre-échange signés tous azimuts par la Commission européenne, sont fondées sur l’idéologie néolibérale qui prône la mise en concurrence des acteurs économiques sans autre contrainte que de ne pas entraver le libre commerce ; autrement dit, le droit commercial l’emporte sur tous les autres droits que j’ai cités.

En Europe, les premières conséquences de cette politique néolibérale se sont fait sentir dans le transport aérien au début des années 1990 avec l’ouverture du ciel à la concurrence. A cette époque, la croissance du trafic aérien était progressivement absorbée par la mise sur le marché de modules de plus en plus gros, ce qui avait fait le succès des premiers biréacteurs à deux couloirs d’Airbus avec les A300, A310, puis A330. Ce dernier modèle avait eu Air Inter comme compagnie de lancement avec une commande de 15 unités afin d’absorber le trafic sur les principales lignes intérieures entre Paris et la province. Les avions, configurés en classe unique avec 417 sièges (si ma mémoire est bonne) allaient permettre de limiter la croissance des mouvements, notamment sur les plateformes les plus problématiques en matière de nuisances sonores comme Orly. L’important volume de la cabine donnait également une impression de plus grand confort aux passagers. Pour la compagnie aérienne, moins de mouvements et moins d’avions signifiait moins de créneaux horaires, moins de postes de stationnement aux aéroports, moins de personnel navigant technique, moins de maintenance (l’entretien de deux gros moteurs est plus économique que l’entretient de quatre ou six plus petits) et moins de carburant ; au total, la règle selon laquelle, à taux de remplissage égal, plus le nombre de sièges est élevé, plus le prix de revient du PKT (Passager-kilomètre transporté) est faible devait se vérifier avec la mise en service de ces A330. A Air Inter comme dans la plupart des compagnies ayant à transporter un volume important de passagers sur des lignes à haute densité, remplacer des petits modules par des plus gros était donc économiquement pertinent.

Las, la politique de l’UE allait contrarier complètement cette stratégie puisqu’elle allait au contraire provoquer l’arrivée sur le marché intérieur de nouveaux entrants comme Air Liberté et AOM. Ces compagnies allaient mettre en ligne des avions monocouloirs (MD80, B737) de 150 places en obtenant des créneaux aux heures de pointe du trafic, le matin et en fin d’après-midi, pratiquant par ailleurs une politique de prix agressive. Du jour au lendemain, malgré une réaction tarifaire d’Air Inter, les nouveaux gros-porteurs vont voir leur taux de remplissage s’effondrer. La compagnie finira par annuler le plus gros de sa commande, ne prenant livraison que de quatre unités ; puis ces A330 seront retirés de la flotte tandis qu’Air France absorbait la compagnie domestique. Les A320, avions à un seul couloir, vont alors entrer en service avec la Navette et la mise en place d’un système cadencé de vols sur Toulouse, Marseille, Nice et Bordeaux.

D’une manière générale, l’ouverture du ciel à la concurrence va augmenter considérablement le trafic en termes de mouvements, augmenter l’encombrement du ciel, la saturation des aéroports et les nuisances sonores, diminuer au niveau mondial la capacité moyenne des modules alors que celle-ci avait augmenté tendanciellement depuis trois décennies, suivant en cela la croissance du trafic, mais aussi diminuer la rentabilité déjà fragile des compagnies aériennes, ce qui entraînera des phénomènes de consolidation, les compagnies qui avaient par exemple forcé Air Inter à annuler ses commandes d’A330 finissant par disparaître. Pour les constructeurs, cette évolution n’était pas non plus une bonne affaire car la rentabilité obtenue sur les ventes de gros-porteurs est sensiblement plus élevée que pour les monocouloirs. C’est pourquoi il est devenu plus rentable pour Airbus de faire assembler une partie de ses A320 en Chine ou aux États-Unis.

Or, cette évolution a eu également un effet durable sur les attentes et le comportement des passagers. Ce qui avait été imposé par les règles de la concurrence, à savoir l’augmentation des fréquences provoquées par les nouveaux entrants, est devenu un argument commercial majeur : les passagers ne chercheront plus à planifier leurs déplacements en fonction des vols proposés, mais chercheront le vol qui est le plus « raccord » avec leur emploi du temps. Donc la compagnie qui offrira le plus grand nombre de fréquences sur une destination sera en situation concurrentielle favorable, ce qui amènera évidemment Air France à mettre en place sa Navette ou easyJet à proposer un service équivalent.

            Mais ce qui était devenu la règle sur les liaisons court- et moyen-courriers va le devenir peu à peu sur les liaisons long-courriers. Ainsi, le B747 qui avait été pendant 30 ans l’avion amiral dans les flottes de nombreuses compagnies aériennes intercontinentales va peu à peu laisser sa place à des biréacteurs long-courriers à deux couloirs comme le B777 et l’A330 qui permettront de doubler les fréquences là où un B747 n’en faisait qu’une seule. Les fréquences se sont alors multipliées sur les lignes intercontinentales par le triple effet du remplacement des B747 par des modules plus petits (B787, A350), de la croissance du trafic et de l’augmentation de la concurrence.

            Dans ces conditions, on peut comprendre que le programme A380 soit maintenant confronté au risque d’être abandonné avant même d’avoir atteint son seuil de rentabilité. Pourtant trois facteurs pourraient redistribuer les cartes.

            Le premier est bien sûr relatif à l’hypothèse du développement des lignes long-courriers dont un rapport de 2010 du groupe AF-KLM prévoyait une croissance mondiale de 192 à 544 milliards de SKOs entre 2009 et 2029. Une telle augmentation des sièges-kilomètres offerts, si elle devait se concrétiser, conduirait à une augmentation de capacité soit par l’introduction d’un grand nombre de nouveaux long-courriers de moyenne capacité, soit par l’introduction d’un nombre plus restreint de très gros-porteurs comme l’A380 sans augmentation notable des fréquences.

            C’est à ce stade que devrait intervenir le facteur environnemental, à la fois du point de vue du climat et du point de vue des nuisances sonores. On l’a dit, un très gros consommera moins que deux plus petits, générant deux fois moins de mouvements et deux fois moins de gêne sonore. Les engagements que devront prendre les compagnies en matière d’environnement devraient donc les amener à privilégier sur certaines lignes les très gros modules de 600 places et plus au lieu d’accroître sans fin les fréquences de vols avec des modules de 300 à 400 places, voire à réduire les fréquences sur les lignes où la croissance du trafic sera plus faible, par exemple entre l’Europe et l’Amérique du nord, la forte croissance concernant surtout les lignes de et vers l’Asie.

            Mais comment réagiraient les passagers à des baisses éventuelles de fréquences sur certaines lignes à très fort trafic ? C’est là que pourraient intervenir les effets de la catastrophe du Covid 19 : que ce soit pendant le confinement ou dans les longs mois qui vont suivre, les clients potentiels du transport aérien auront peut-être pris le temps de réfléchir à la manière de voyager et aux motifs de déplacements par avion. Côté tourisme, il apparaîtra plus raisonnable d’envisager des séjours plus longs dans des destinations lointaines, rendant de ce fait la question de l’offre de fréquences moins critique : quand on part pour trois ou quatre semaines dans une région située à dix heures de vol, le fait de retarder le départ de quelques heures à moins d’importance que si l’on part pour une semaine seulement. De même, les entreprises qui auront expérimenté les téléconférences avec l’étranger pendant la longue période de fermeture des frontières seront-elles tentées de ne faire voyager leurs collaborateurs à l’autre bout du monde que pour des missions supérieures à une semaine ; là aussi, la question du choix des horaires de vols deviendra alors moins critique.

            Difficile à ce stade de faire des projections sur le moyen ou le long terme, mais il est probable que nous devrons voyager autrement, que les riverains des aéroports qui viennent de passer des semaines dans une tranquillité inattendue risquent d’être plus actifs à la reprise du trafic au travers de leurs associations, et que les compagnies aériennes vont devoir trouver des solutions pour diminuer leur empreinte environnementale. Transporter autant ou plus de passagers avec moins de mouvements pourrait faire partie des solutions sur les lignes à « haut débit », auquel cas l’avenir de l’A380 avec une motorisation encore améliorée reste peut-être à écrire. Et là, Airbus a une sacrée longueur d’avance sur son concurrent Boeing.

Restons lucides, imaginatifs, combatifs et optimistes !

Bertrand

http://www.fondation-copernic.org/index.php/2020/04/29/vers-une-crise-economique-majeure-danstoulouse-et-sa-region-toulouse-le-syndrome-detroit/

https://www.mediacites.fr/forum/toulouse/2020/05/04/lindustrie-aeronautique-une-activite-du-passevraiment/?