J’ai abordé à plusieurs reprises la question de la violence dans ce blog, parfois longuement comme très récemment pour discuter des origines de la violence extrême, celle qui tue. Ces chroniques avaient un point de départ dans l’actualité qui ne cesse de nous montrer à quel point diverses formes de violence se développent dans notre société en proie aux ravages des politiques néolibérales menées depuis 40 ans et au développement de l’islamisme radical qui se nourrit des conflits interminables que connaissent le Proche et le Moyen-Orient. 

L’actualité de ces derniers jours évoque de nouveaux développements dans la violence institutionnelle avec des images insoutenables d’exactions de la police contre des citoyens et un projet de loi visant notamment à interdire de filmer les policiers dans l’exercice de leurs fonctions. Ce nouveau projet de loi liberticide a suscité d’autant plus de contestations que parallèlement surgissaient nombres de faits divers qui, s’ils n’avaient été filmés n’auraient pas conduit à des mises en examen de plusieurs policiers auteurs de violences injustifiées. Devant cette situation particulièrement préoccupante pour notre démocratie, les représentants des corps intermédiaires – associations, syndicats – ainsi que des partis politiques attachés aux libertés publiques, ont appelé à manifester en masse le samedi 28 novembre. L’appel a été entendu par des centaines de milliers de citoyens animés du simple désir de montrer pacifiquement leur opposition au projet de loi gouvernemental et appelant à une reprise en main des forces de police pour que cessent les actes de violence gratuite et souvent raciste. 

Las, des « éléments incontrôlés » n’ont pas manqué de provoquer des incidents dans la manifestation parisienne où l’on a pu voir un policier agressé violemment par des manifestants. Il n’en fallait pas plus pour qu’aussitôt les représentants du pouvoir et ses porte-voix médiatiques obligés contre-attaquent en se redonnant le beau rôle à eux-mêmes et à la police. 

Donc, nous revoilà retombés dans un piège infernal où chacun joue à qui sera le plus victime de la violence des autres ! Autrement dit, la violence qui est un fléau absolu, quelle que soit son origine, est pesée de part et d’autre par les parties en présence, chacun voulant montrer que le fléau de la balance penche du côté de l’adversaire. 

Impossible de rester neutre dans ce contexte, car l’engrenage de la violence dans lequel nous sommes n’est pas fortuit. Comme je l’ai rappelé dans une précédente chronique qui est placée en conclusion de mon prochain livre (Autour d’un livre, sortie en librairie le 23 décembre prochain), la mère de toutes les violences est la violence institutionnelle ; et d’ajouter dans une autre chronique plus récente qui ne sera pas dans ce livre, qu’en effet, il est difficile d’imaginer que des crimes de sang comme celui perpétré contre Samuel Paty puissent se produire dans un monde idéal dans lequel nulle forme de ressentiment n’aurait de motifs pour se développer. Je ne saurais pas dire avec certitude quelle est la meilleure stratégie pour réagir face à un pouvoir qui a décidé depuis longtemps d’être sourd aux demandes de millions de manifestants paisibles ; je penche en premier lieu pour une utilisation massive, éclairée et responsable du bulletin de vote. 

Je peux néanmoins comprendre que des citoyens aient depuis longtemps perdu toute confiance dans la démocratie représentative. Parmi eux, les plus nombreux commettent l’erreur de ne plus voter, alors que l’éventail des orientations proposées permettrait de passer à des choix de société radicalement différents. D’autres, ultra minoritaires, choisissent de profiter des manifestations de masse pour s’exprimer de manière différente en s’attaquant notamment aux symboles du pouvoir et des dominants comme les banques et les restaurants de luxe et plus rarement, comme ce fut le cas samedi, aux forces de l’ordre. Mais au fait, de quel ordre puisqu’elles ne sont plus gardiennes de la paix ?

Alors peut-on oser une comparaison entre les formes de violence de ces manifestants et celles de la police, dans leurs moyens comme dans leurs effets respectifs ? Bien sûr, il n’y a aucune chance que la comparaison que je ferai aboutisse aux mêmes conclusions que celle que ferait le ministre de l’intérieur actuel. Peut-être faudrait-il aussi se montrer plus précis, plus rigoureux, être un fin connaisseur des comportements des acteurs qui s’affrontent pour porter un jugement équilibré. Mais au bout du compte, n’est-il pas tout aussi légitime que des citoyens ordinaires comme moi puissent donner leur perception d’un tel problème au travers des divers canaux d’information disponibles ?

Reconnaissons tout d’abord qu’au niveau des moyens, la dissymétrie est totale : d’un côté, des « robocops » qui sont à l’évidence protégés très efficacement contre les agressions qu’ils peuvent subir dans des affrontements de rue et qui disposent d’armements capables d’infliger aux manifestants des dommages corporels d’une extrême gravité – grenades lacrymogènes, grenades de désencerclement, lanceurs de balles de défense – plus des moyens lourds – canons à eau, véhicules blindés ; en face, ce sont des amateurs protégés par leurs seuls vêtements et qui n’ont guère que leurs mains, quelques objets à lancer sur les policiers et parfois, dans le pire des cas, des battes de base-ball et des cocktails molotov.

Au niveau des effets, la dissymétrie est tout aussi grande. D’un côté, quelques blessés légers ; de l’autre, des blessures de guerre : visages tuméfiés, yeux crevés par dizaines, mains arrachées, parfois des morts…

Difficile dans ces conditions de ne pas voir de quel côté penche le fléau de la balance !

Alors le comportement de quelques manifestants est-il susceptible de modifier sensiblement les données du problème général auquel nous sommes confrontés : une spirale de la violence qui nous mène tout droit à un régime plus autoritaire encore et auquel seuls les ennemis de la liberté peuvent aspirer? 

Je termine par cette remarque qui souligne un certain niveau d’inconscience du pouvoir qui n’hésite pas à provoquer la population avec des projets de loi liberticides ou antisociaux et tolère des violences policières impunies, obligeant ainsi des milliers de personnes de tous âges à se rassembler dans des manifestations de rue, et ce, en pleine pandémie et au moment où ce même pouvoir demande à ce que les réunions de familles soient limitées à six personnes et impose toutes sortes de mesures sanitaires, certaines nécessaires et d’autres très discutables. 

Quand remettra-t-on enfin ce monde à l’endroit ?

Bertrand