Tombant sur les épreuves du bac SES 2022, me voilà plongé dans le doute quant à l’orientation qui semble être donnée à certaines questions. Je n’ai pas voulu commenter les corrections proposées car cela aurait conduit à une beaucoup trop longue chronique. Je n’ai par ailleurs commenté que certaines des questions posées aux candidats. 

Tout d’abord, j’ai de longue date, à tort ou à raison, exprimé de sérieux doutes sur la qualité de « sciences » qui est communément attribuée aux activités de recherche dans les disciplines économique et sociale. La science mérite mieux que de voir ces deux disciplines intégrées dans son champ alors qu’elles ont des connexions très politiques et sont donc, par nature, profondément subjectives. La science se fonde au contraire sur des observations et des déductions objectives qui conduisent à des théories que l’expérience doit confirmer ; seuls des résultats d’expérience qui infirmeraient la théorie pourraient remettre celle-ci en question. Mais une fois établie sans jamais avoir été contredite, une théorie scientifique devient un socle de marbre sur lequel peuvent se développer par exemple de nouvelles technologies. Ainsi, personne ne contestera les lois de la gravitation universelle, les principes de la thermodynamique ou les propriétés des ondes électromagnétiques tellement leur découverte a permis à l’humanité d’accomplir des progrès fulgurants au cours du siècle dernier. Évidemment, si j’avais quelque notoriété que ce soit, notamment dans le monde des économistes et sociologues patentés, ceux-ci n’auraient sans doute pas de mots assez durs pour exprimer leur consternation devant mon ignorance de ce que sont réellement leurs disciplines, et que je comprendrai peut-être un jour qu’elles sont aussi une science. Sauf que de la science nous devons avoir une idée différente et que personne n’y peut rien.

Mais revenons à ces épreuves du bac « SES ». Elles me confortent évidemment dans ma conviction que le « S » est de trop et qu’il serait plus honnête de le remplacer par un « D » comme discipline afin de renommer ce bac : « DES » … 

L’une des épreuves était un sujet de dissertation dans lequel il était demandé d’expliquer le commerce international. Excellent sujet en soi ! Je rappelle que le chapitre II « Les vases communicants » de NEMESIS Remettons le monde à l’endroit est consacré à ce thème. Je ne vais donc pas reprendre tous les éléments que j’ai mis en avant dans cet essai pour présenter les origines du GATT et de l’OMC et les idées préconçues qui ont pu justifier cette idéologie d’un marché mondialisé donnant au droit commercial une prédominance absolue sur tous les autres droits, notamment humains et environnementaux. 

Je voudrais seulement dire que fournir avec ce sujet un tableau des « avantages comparatifs » de cinq pays, France, Allemagne, Bengladesh, Brésil et Russie pour l’année 2019 revient à conduire les candidats vers une approche biaisée de la concurrence. Prenons par exemple l’avantage comparatif qu’aurait le Bengladesh sur la France dans la production de vêtements de bonneterie et de confection. Rappelons au passage que cette notion d’avantage comparatif a été introduite par David Ricardo, un économiste vivant au XIXème siècle. Il prônait les vertus du libre-échange à une époque où l’esclavage n’avait pas été aboli dans les Amériques et où les conditions de travail dans les usines côté européen n’étaient guère plus enviables que celles des esclaves noirs. A partir de quels critères pouvait-on dans de telles conditions établir des comparaisons entre pays sur la base de cet « avantage comparatif » ? Et à qui profitait ledit « avantage » ? Comment ne pas voir une large part de cynisme dans de telles élucubrations, à moins que ce ne soit de l’aveuglement ?   

Mais revenons au XXIème siècle. Primo, un tel avantage n’a pas toujours existé dans nombre d’activités. Dans les années 70-80, il y avait dans la Nord de la France des ateliers de confection, certes beaucoup moins nombreux que dans les années 50-60, mais on achetait encore sur le catalogue de la Redoute toutes sortes de vêtements made in France à une époque où le pouvoir d’achat était moins élevé qu’aujourd’hui. Alors comment expliquer, qu’étant tout à fait capable de satisfaire nos propres besoins à des prix abordables, cette industrie ait été complètement anéantie à partir des années 80 par le transfert de la fabrication de vêtements à l’autre bout du monde dans des ateliers de confection dirigés par des patrons négriers, ce qui a laissé sur le carreau des milliers d’employés dans nos villes, surtout des femmes, et contribué à ruiner l’économie de toute une région à une période où son industrie sidérurgique était par ailleurs en voie d’effondrement? Tout le monde connaît la réponse à cette question : la recherche obsessionnelle du profit que le film Merci patron de François Ruffin a illustrée de manière inoubliable! 

Alors, et c’est mon deusio, d’où provenait donc l’avantage comparatif des ateliers du Bengladesh ? D’une habileté et d’une productivité des employées des ateliers de Dacca supérieures à celles des Françaises qui travaillaient dans les ateliers de Roubaix ? Personne ne pourra le croire ! D’une meilleure finition des produits ? Non plus ! De machines plus performantes ? Encore non, et même si ce pouvait être le cas, nous aurions pu tout aussi bien en équiper nos ateliers du nord de la France.  La seule raison est toujours la même : nos entreprises étaient dirigées par des individus aspirant à devenir milliardaires, et qui le sont d’ailleurs réellement devenus. Ainsi, les accords multilatéraux pris dans le cadre de l’OMC et les accords bilatéraux de libre-échange ont permis à ces dirigeants voyous d’ignorer superbement les salaires de misère, les conditions de travail indignes, l’absence de protection sociale, l’interdiction de constituer des syndicats et bien sûr toutes les atteintes à l’environnement dans les entreprises où ils ont délocalisé nos productions. Et pour ces individus, le drame du 24 avril 2013 que j’avais déjà rappelé dans NEMESIS n’a été que l’occasion de verser quelques larmes de crocodiles sur les 1200 morts et milliers de blessés consécutifs à l’effondrement à Dacca du Rana Plaza, un immeuble vétuste où travaillaient dans des ateliers de confection quelque 5000 personnes, essentiellement des jeunes femmes ; des larmes de crocodiles, mais rien qui vienne encadrer plus sévèrement les conditions de travail et de sécurité dans ces ateliers, en dehors de quelques belles paroles n’engageant à rien. Business as usual, la machine à cash continue ! 

Les élèves de terminales SES qui ont passé le bac 2022 ont-ils été bien sensibilisés à la nature des facteurs qui déterminent les « avantages comparatifs » ? Et si tel est le cas, comme on peut l’espérer, les a-t-on également sensibilisés au fait que lesdits avantages conduisent alors à une concurrence parfaitement déloyale entre travailleurs de pays aux normes si peu harmonisées ? Et qu’il aurait peut-être fallu depuis longtemps penser à imposer aux drogués du profit des mesures leur interdisant de pratiquer un commerce aussi déloyal ? 

Alors, que penser de cette épreuve du bac fondée sur un enseignement qui aligne des « avantages compétitifs » sans les classer selon des critères d’acceptabilité. Le tableau mélange ainsi des avantages compétitifs fondés sur des critères acceptables comme celui qu’a la France en matière de construction aéronautique et ceux totalement inacceptables que nous avons évoqués avec les ateliers de confection au Bengladesh.  Acceptables ils le sont en effet quand un pays excelle dans un domaine du fait de son savoir-faire reconnu de longue date et maintenu à un niveau élevé grâce à des investissements avisés associés à une politique sociale et environnementale honorable sans être forcément exemplaire. Inacceptables ils le sont lorsque « l’avantage compétitif » est obtenu de manière totalement déloyale à l’égard des concurrents, inhumaine à l’égard des employés, tout en ignorant le simple respect dû à la nature, le tout pour quelques bénéficiaires sans scrupules qui pourront tirer des « avantages » sous forme de profits indécents au prix de la misère humaine et du saccage de la planète. J’avais écrit dans NEMESISque « la valeur morale des marchands devrait se mesurer non seulement au juste prix qu’ils demandent, mais à leur capacité à questionner l’origine des marchandises qu’ils envisagent d’acquérir et à refuser celles qui auraient été produites au mépris de la dignité humaine. » (Page 343). 

Pour conclure sur le sujet du commerce international, je rappellerai ma vision de ce qu’il devrait être, autrement dit limité à des échanges complémentaires entre grandes régions du monde, l’essentiel du commerce se faisant alors à l’intérieur de ces régions. Cette approche est celle qui permet notamment, mais pas seulement, de réduire au maximum les effets délétères du commerce international sur le climat et l’environnement.   

Un autre sujet du bac SES proposait aux candidats trois thèmes de réflexion qui interpellent dans leur formulation dans la mesure où ils relaient des idées clairement néolibérales. Les voici :

  1. À l’aide de deux arguments, montrez que le travail est source d’intégration sociale.
  2. À partir d’un exemple, vous montrerez que l’innovation peut aider à reculer les limites écologiques de la croissance.
  3. À l’aide d’un exemple, vous montrerez que l’action des pouvoirs publics en faveur de la justice sociale peut produire des effets pervers. 

La critique argumentée du choix de chacun de ces thèmes nécessiterait encore des pages d’écriture. Je vais donc me contenter de fournir ici des considérations plus générales, mais néanmoins reliées à des réalités tout à fait tangibles !

Tout d’abord, il faut noter que ces trois thèmes constituaient la première partie « Mobilisation des connaissances » d’une épreuve composée. Autrement dit, il semblerait que les candidats n’avaient pas à contester la pertinence des trois formulations proposées, mais devaient au contraire la démontrer en faisant appel aux connaissances acquises au cours de l’année scolaire. 

Sur le premier thème relatif au travail, il faut sans doute entendre « travail » dans le cadre d’un « emploi rémunéré ». Mais ce n’est pas totalement sûr et il aurait sans doute fallu préciser car le travail peut revêtir de très nombreuses formes : en emploi rémunéré bien sûr, mais aussi en tant que bénévole dans une association ou une ONG, dans le cadre des nombreuses activités domestiques qui représentent une quantité de travail d’autant plus importante que la famille est nombreuse, sans parler des aidants qui accompagnent des proches malades ou dépendants, et bien sûr, tout le travail d’apprentissage pour les plus jeunes qui occupe environ un quart de notre existence. Alors oui, le travail sous toutes ses formes occupe l’essentiel de notre vie. Quant à savoir s’il est toujours source d’intégration sociale, c’est une autre affaire : lorsque le travail rémunéré se déroule dans des conditions difficiles, soit physiquement, soit psychologiquement, que les perspectives d’évolution de carrière sont inexistantes et que la rémunération est insuffisante pour vivre dignement, alors ce travail-là vous rend invisible du reste de la société jusqu’à ce que les personnes concernées aient l’idée d’enfiler des gilets jaunes pour enfin être vues ou que surgisse une pandémie qui les met en lumière !  

Sur le deuxième thème relatif aux vertus de l’innovation pour repousser les limites écologiques de la croissance, nous tombons de Charybde en Scylla ! Est-ce vraiment cette approche-là de la lutte qu’il faut promouvoir contre les dérèglements climatiques et la disparition des espèces? De même que l’on ne savait pas trop dans le premier thème de quel travail il était question, ici on ne précise pas non plus de quelle croissance il s’agit : du PIB ou du bien-être de tous ? Le problème avec l’innovation est qu’elle peut tout aussi bien proposer des milliards de nouveaux gadgets dont la production épuisera encore plus les ressources de la planète, que de développer des solutions permettant d’économiser l’énergie, la consommation d’eau ou encore de produire des aliments sans polluer durablement la nature et sans empoisonner ceux qui les consommeront. La question est posée de telle sorte qu’elle n’incite donc pas les candidats à réfléchir sur la question de la croissance, mais au contraire à considérer qu’elle n’est pas une option, et que la seule question qui subsiste est de chercher comment ne pas la compromettre tout en arrêtant de détruire notre environnement. C’est de la pensée pour le moins très réductrice !

Sur le troisième thème, nous touchons le fond ! Il a donc paru important pour l’auteur de cette question d’attirer l’attention des candidats, non pas sur les vertus de la justice sociale, mais sur ses « effets pervers ». Que dire alors de la perversité d’une telle formulation ? Tout d’abord, quid de l’action des services publics en faveur de cette justice ? De quoi parlons-nous ? Est-ce par exemple des réductions d’impôts pour les plus riches, ce qui contribue à augmenter encore les inégalités et prive du même coup le budget des collectivités de ressources qui permettraient justement d’amplifier l’action des pouvoir publics pour aider les plus défavorisés ? Ou bien est-ce du retour de la retraite à 60 ans qui permettrait à celles et ceux que le travail a usés prématurément de profiter quand même d’une retraite assez longue et en relativement bonne santé malgré l’amputation de leur espérance de vie ? Incitons d’abord nos jeunes à réfléchir plus rigoureusement, sans mettre des œillères à leur cerveau pour qu’ils puissent percevoir tous les aspects de l’idéologie dominante. Comment peut-on encore parler de justice sociale quand quelques individus confisquent à leur seul profit l’équivalent de ce que possèdent des millions de citoyens réunis ? Une vraie justice sociale suppose une réduction radicale des inégalités avant de se préoccuper de savoir si cette justice est susceptible d’avoir des effets « pervers » ! 

Peut-être ai-je fait dans ces quelques pages un mauvais procès d’intention aux auteurs des sujets de ce bac SES 2022. Si tel était le cas, je serais rassuré et leur présenterais volontiers toutes mes excuses. Il n’en demeurerait pas moins que le choix des thèmes et la manière de formuler les questions semblent indiquer, peut-être à leur corps défendant, que ces auteurs adhèrent à la doxa néolibérale. Ils en ont bien sûr le droit, mais dans leur rôle d’enseignants ils doivent veiller, me semble-t-il, à ne pas prendre le risque d’être accusés de prendre parti pour telle ou telle idéologie. 

Bertrand