Dans un article publié en 2007, Loïc Blondiaux, professeur à l’IEP de Lille II, discute des vertus et faiblesses de la « démocratie participative ». Onze ans plus tard, ces réflexions nous renvoient aux expériences en cours au travers du mouvement des « Gilets jaunes ». Parmi les nombreuses questions qu’il soulève, j’en retiens au moins deux.

  • Comment s’assurer que les modalités qui sont prévues pour organiser un débat permettront à toutes les catégories de la population de s’exprimer ? Ne doit-on pas craindre que ces modalités favoriseront ceux qui ont déjà acquis une expérience de la prise de parole dans le cadre d’activités associatives, syndicales, politiques, voire de leurs activités professionnelles et qu’ainsi les « invisibles » le resteront ?
  • Par quel processus formel, s’entend institutionnel, les résultats de ces débats pourraient-ils aboutir à une prise en compte au niveau législatif si l’on admet qu’à ce stade les décisions resteraient de la compétence d’une assemblée représentative ? Autrement dit, comment s’assurer que les deux formes de démocratie, participative et représentative, peuvent entrer en résonance, s’harmoniser ou se compléter sans s’opposer ? Question subsidiaire : que se passe-t-il si aucun consensus n’est atteint à l’issue des débats ?

Pour le peu que nous en savons, le mouvement des Gilets jaunes apporte des éléments de réponses à ces questions.

Sur la première question, le fait nouveau maintes fois rappelé concerne le profil des GJ qui le plus souvent – expression il est vrai très approximative – n’ont pas d’expérience de la lutte sociale, syndicale ou politique. Il faudrait peut-être de plus en plus dire, au fur et à mesure que les semaines s’écoulent, « n’avaient » pas cette expérience ! Car évidemment, tous ces gens qui n’étaient « rien » et invisibles apprennent sur le tas, dans les ronds-points, les villes et tous les lieux où ils se retrouvent, le b.a.-ba du combat social et mieux encore, ont inauguré une forme d’action qui leur donne le temps de l’échange, de la discussion, bref de développer des analyses pour comprendre le monde dans lequel ils vivent ou survivent, analyses qu’ils énoncent dans un langage compréhensible non seulement d’eux-mêmes, mais de tous les citoyens que nous sommes. De sorte que les GJ vont être de mieux en mieux armés pour débattre, ce qui devrait permettre à tous de prendre la parole et de se faire entendre. Nous sommes en quelque sorte devant un processus d’autoformation populaire et citoyenne qui, s’il venait à concerner une majorité d’entre nous, devrait donner un renouveau inattendu à notre démocratie et peut-être à celle d’autres pays dans le monde si l’on en juge par la contagion planétaire que commence à prendre ce mouvement.

La seconde interrogation est bien sûr liée à la première : il faut que d’une manière ou d’une autre les modalités d’organisation du débat puissent conduire aux changements institutionnels ou législatifs souhaités. La première condition consiste à ne pas limiter les sujets à mettre sur la table : il ne doit y avoir aucun tabou ni aucun « domaine réservé » aux détenteurs actuels du pouvoir lorsqu’est lancée la discussion. Au stade actuel, les sujets abordés par les GJ nous mettent en présence d’une sorte de puzzle dont les pièces sont éparses, mais qu’il va falloir ensuite remettre en ordre de manière à faire apparaître une image lisible et cohérente, car en effet, il n’y a pas un aspect de la vie en société qui ne soit rattaché, plus ou moins visiblement, à tous les autres ; j’ai montré par exemple dans NÉMÉSIS Remettons le monde à l’endroit que le morceau du puzzle qui s’appelle « état de santé » possède des éléments de frontière communs à l’ensemble des activités humaines à tel point que j’ai suggéré que tout projet de loi devrait être évalué à l’aune de son innocuité pour la santé, élément central du bien-être.

Ajoutons que le monde que nous ont construit les dominants est d’une grande complexité, ce qui a pour conséquences de tenir à distance ceux d’entre nous – ils sont largement majoritaires – qui ne possèdent pas toutes les clés pour en comprendre les tenants et aboutissants, mais protège les détenteurs du pouvoir, puisque eux seuls ont les moyens de naviguer à leur aise dans ces jungles législative, réglementaire, juridique, économique et financière. Et ce n’est pas le processus autodidacte des ronds-points qui suffira à mettre en forme et en cohérence les demandes exprimées par les GJ et tous ceux qui, avec ou sans gilet, auront décidé de se joindre au mouvement de contestation transformé en force de proposition. Il paraît donc difficile de se passer de la coopération de spécialistes dont l’objectif principal ne sera pas de remettre en cause les orientations décidées par la majorité des citoyens ayant pris part au débat, mais bien de les mettre en forme et en cohérence. C’est précisément le processus envisagé dans le programme présidentiel « L’avenir en commun » de la France Insoumise qui propose de mettre sur pied une assemblée constituante chargée de délibérer sur les éléments fondamentaux d’une nouvelle constitution pour la France, mais ces éléments ne pourront être traduits dans le langage approprié qu’avec la participation de juristes en droit constitutionnel puisque les délégués à l’assemblée auront pu par exemple être choisis par simple tirage au sort.

Enfin, si certaines propositions devaient être soumises à l’approbation du peuple par referendum, il conviendrait de respecter deux principes fondamentaux :

  1. Éducation populaire : pour que le vote des citoyens soit exprimé en toute connaissance de cause, le calendrier référendaire doit laisser un temps suffisant à chacun – fixons un ordre de grandeur entre neuf et douze mois – pour s’informer des données du problème posé et tout doit être mis en œuvre pour apporter les informations indispensables à sa bonne compréhension. Ce ne sont pas les médias qui doivent jouer le rôle principal, mais bien les rencontres dans lesquelles les discussions se dérouleront entre partisans de telle ou telle option en présence de spécialistes aussi indépendants que possible. Peut-être les GJ devront-ils alors se déplacer des ronds-points à des salles de réunions comme ils ont déjà commencé à le faire ! Mais les médias devront quand même jouer leur rôle et seront jugés au vu de la manière dont ils rendront compte de ces débats…
  2. Nature du choix : il ne s’agit pas de refaire le genre de pseudo choix qui avait été proposé au peuple en 2005. Ce référendum sur le projet de traité constitutionnel dans lequel la réponse devait être oui ou non était une parodie de démocratie (ce point a aussi été largement disséqué dans l’essai cité supra). Le choix doit bien être entre A et B en excluant le choix limité à Oui ou Non. Un tel choix s’imposera d’ailleurs le plus souvent par absence de consensus, ce que laisse supposer le mouvement des GJ au stade actuel : il est clairement agonistique compte tenu du grand écart qu’il fait entre les positions irréconciliables de l’extrême droite et de la gauche humaniste, sociale et écologique.