1968, la « chienlit » fait rage dans les rues de Paris, mais au Prytanée militaire de La Flèche, tout est calme et nous sommes des centaines à être confinés dans l’austère établissement construit sous Henri IV pour les Jésuites qui avaient pour mission « d’instruire la jeunesse et la rendre amoureuse des sciences, de l’honneur et de la vertu, pour être capable de servir au public », rien de moins !

Nous avions au programme d’anglais en cette première année de classe préparatoire aux grandes écoles un petit recueil de courts récits écrits par des auteurs comme Henry James, Jack London ou encore l’Étatsunien Ray Bradbury dont la contribution dans ce recueil avait pour titre The Pedestrian, que je traduirai par Le Promeneur.   

Il est important de signaler d’entrée que cette fiction avait été publiée en 1951, ce qui démontre comme on le verra que l’auteur avait déjà eu l’intuition de l’évolution de la société au cours du XXème siècle et au-delà, à l’instar de son contemporain britannique, Georges Orwell, qui publia Nineteen Eighty-four (1984) deux ans plus tôt, en 1949.    

La scène se déroule en 2052 dans une ville imaginaire un soir de novembre brumeux. Il est vingt heures, les rues sont désertes, sombres et silencieuses. Leonard Mead, qui aime parcourir seul pendant de longues heures les rues de sa ville, nous fait d’abord part de ses impressions à la vue des fenêtres derrière lesquelles vacillent, telles des lucioles, les lueurs phosphorescentes des postes de télévision ; il lui semble alors parcourir les allées d’un cimetière.

Il porte des chaussures de tennis pour ne pas faire de bruit, évitant ainsi de provoquer les aboiements de chiens sur son passage et d’alerter une rue entière dont les habitants n’auraient pas manqué de s’inquiéter en voyant s’éloigner lentement cette silhouette improbable à une heure aussi tardive.

Tout en marchant, il fait semblant d’interroger les habitants sur ce qu’ils sont en train de regarder à la télévision ; à cette heure-là, il doit bien y avoir déjà une douzaine de meurtres sur les différentes chaînes, se dit-il !

Il arrive devant un grand échangeur routier en forme de feuille de trèfle à l’intersection de deux autoroutes urbaines. De jour, c’est un grondement permanent de voitures qui, comme des scarabées, cherchent frénétiquement leur place dans le défilé incessant de cette multitude. Mais sous le clair de lune, ces autoroutes sont comme de grands fleuves asséchés.

Soudain, au coin d’une rue proche de son domicile, apparaît une voiture qui dirige vers lui un puissant faisceau de lumière blanche. Une voix métallique s’adresse à lui, lui intimant de ne pas bouger, puis de mettre les mains en l’air faute de quoi, « ils » vont tirer sur lui. L’unique voiture de police de la ville n’avait pas d’occupant ; néanmoins, elle interrogeait Leonard Mead comme l’aurait fait n’importe quel policier en chair et en os. Votre profession ? Répondant « écrivain », il entend la voix noter « Sans profession ». Et Leonard de noter à son tour que l’on pourrait dire ça car il n’a pas écrit depuis des années, la vente de magazines et de livres ayant disparu.

Que faites-vous dehors ?

Je marche répond-il. Pour prendre l’air. Pour regarder.

Mais il y a de l’air dans votre maison, de l’air conditionné. Et une télévision pour regarder ?

Non

Non ?

L’échange se poursuit encore quelques instants, puis la porte de la voiture de police s’ouvre automatiquement et l’ordre est donné à Leonard de monter. Il proteste, n’ayant rien à se reprocher. Demande où on veut l’emmener. La voiture répond : au « Centre Psychiatrique pour la Recherche sur les Penchants Régressifs ».

            Comment ne pas me souvenir de cette fiction futuriste à l’heure où nous sommes soumis à un couvre-feu, après avoir subi au printemps deux mois de confinement et où, plus que jamais, les étranges lucarnes et l’Internet vont représenter pour l’écrasante majorité des gens les seules sources de divertissement ou d’occupation au cours de leurs soirées. Nos grandes villes vont ainsi ressembler à celle imaginée par Ray Bradbury. La police va circuler dans les rues désertées pour traquer les contrevenants qui auront à expliquer pourquoi ils ne sont pas chez eux, comme il se devrait, faute de quoi, sans être emmenés dans un hôpital psychiatrique, ils devront quand même s’acquitter d’une forte amende.

            Bien sûr, ce qu’imaginait Ray Bradbury pour 2052 n’est pas la conséquence d’une épidémie meurtrière, mais d’une lente évolution de la société vers son uniformisation absolue et son atomisation complète au détriment de la vie sociale, chacun devant rester chez soi en dehors des déplacements que nécessitent le fonctionnement de l’économie et les activités essentielles. En ce début de XXIème siècle, avant même que ne surgisse la pandémie, notre mode de vie s’est depuis longtemps déjà engagé vers cette uniformisation largement favorisée par l’introduction à grande échelle de la télévision dans les foyers. Au fond, cette évolution nous a sans doute préparés à consentir plus aisément au confinement et au couvre-feu, puisque pour l’immense majorité des citoyens, rester devant la télévision ou naviguer sur Internet constitue désormais le programme habituel des soirées.

            Ces réflexions ne sont pas très réjouissantes, car elles annoncent que les détenteurs du pouvoir sont ainsi en mesure de conforter leur entreprise de formatage des esprits et d’affaiblir un peu plus cette capacité de « libre examen » chère aux philosophes des Lumières.

            Pour échapper au monde sinistre du promeneur de Ray Bradbury, une seule méthode : se détacher de la tyrannie des médias dominants et leur préférer d’autres sources d’information et de réflexion que sont, par exemple, les lieux de rencontres et les livres…

            Bertrand